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est au-dessous, viendront inquiéter et scandaliser cette société de bon sens et de bon goût. Que pourra-t-elle dire ? Qu’aura-t-elle fait pour occuper ou gouverner les facultés les plus entreprenantes et les plus périlleuses de l’ame ? N’est-il pas naturel qu’elles exigent plus qu’on ne leur donne ? La raison humaine n’est pas seulement une humble balance, un instrument qui pèse ou qui mesure ; elle est aussi cet objectif puissant qui nous admet au spectacle des astres. Elle est faite non-seulement pour calculer l’utile, mais pour jouir du beau, ou tout au moins pour se consacrer au vrai. Lorsqu’on lui refuse ces nobles plaisirs qui la contentent et la modèrent, elle se corrompt, elle s’égare, et demande aux conceptions de l’imagination, aux émotions même des sens, un dangereux aliment, et se prostitue aux fantaisies d’une sensibilité maladive. L’étrange, le bizarre, l’outré, deviennent les caractères des ouvrages d’esprit, et la corruption du goût se montre bientôt comme pour annoncer ou suivre celle des consciences. Et en effet, qu’attendre de ceux qui n’écrivent point, mais qui rêvent, se passionnent et agissent ? La révolte ou le suicide. Ils s’en prendront nécessairement à la société telle que l’homme, ou telle que Dieu l’a faite. Contre l’homme il y a un recours, c’est la force. Contre Dieu il n’y a qu’un asile, le néant. Le néant vous délivre de Dieu, si vous ne croyez pas que la mort vous cite devant lui.

Que la société s’étonne alors ; qu’elle se plaigne, par exemple, que sa littérature la menace et la corrompt, que les mauvaises pensées engendrent les mauvaises actions. À ces cœurs qui souffrent ou qui haïssent, à ces imaginations qui s’échauffent, à ces vices qui éclatent, à ces passions qui fermentent, elle ne sait opposer que des raisons de ménage, que des considérations d’ordre, de prévoyance et d’économie, fort propres à persuader les bourgeois des comédies de Molière. Mais ce qui impose, ce qui fait hésiter l’audace, ce qui force à rougir le cynisme, mais la beauté, la majesté, la grandeur, je les cherche vainement dans ses croyances, dans ses actes, dans son langage. Elle rabaisse même ses bonnes actions, donne de mesquins systèmes pour motifs à de nobles pensées, et traduit petitement les grandes choses de son siècle. Elle n’entend être louée que de sa prudence, et serait fâchée d’être soupçonnée d’un faible pour la gloire. Le citoyen qui affronte la mort, comme le Spartiate, pour obéir aux saintes lois de la patrie, aime qu’on lui dise qu’il se dévoue pour la défense de sa boutique, et déguise l’héroïsme en spéculation mercantile. Je serais désolé de justifier aucun sophisme,