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LA PHILOSOPHIE DANS SES RAPPORTS AVEC LA SOCIÉTÉ.

une équité, une modération, une régularité, qui sont les fruits de la civilisation moderne. La morale publique, en ce qui concerne la gestion des intérêts ordinaires de la communauté, a, sans contredit, fait d’évidens progrès. Les rapports sociaux, renfermés dans le cercle où la législation les règle, où les tribunaux les jugent, admettent également une sûreté, une facilité, une douceur, qui attestent aussi un progrès réel ; et si l’on consent pour un moment à ne voir dans la société qu’une multitude administrée, qui travaille et produit, vend et achète, passe des contrats, plaide des procès, conclut des transactions, on doit accorder que la société française est la mieux faite qu’aucune époque ait présentée, et donner tort aux réformateurs impatiens qui prétendent substituer l’ouvrage de leurs mains à cette œuvre des siècles et des évènemens. Mais si nos regards plongent plus avant, si nous observons le fond de la société, ce qu’on pourrait appeler la société morale, si nous jugeons les actions moins dans leurs apparences, dans leurs conséquences visibles, que dans leurs principes, si nous osons enfin sonder les reins et les cœurs, nous concevrons mieux la sévérité de certains jugemens, et le moraliste qui peindrait les caractères et les mœurs de ce siècle ne nous paraîtra pas plus que La Bruyère condamné à la monotonie du panégyrique.

Nous n’immolerons pas le présent au passé. Les mœurs anciennes de la France, à toute époque, ne nous inspirent qu’une admiration fort médiocre et nulle sympathie. Il y avait dans le passé un vice que rien pour nous ne rachète, l’inégalité civile. Partout où elle existe, quelque grandeur qu’elle développe chez un petit nombre à l’aide du privilége (et, en France, il y a long-temps que le privilége ne développait plus rien de grand), elle entraîne une corruption qui lui est propre, qui dépare les sociétés les plus belles, qui gâte les meilleures et les plus généreuses natures. Le passé avec tous ses bienfaits, avec toutes ses gloires, doit apparemment avoir mérité cette intimité profonde et implacable que lui garde le cœur de la nation. Pourtant en elle-même et toute comparaison écartée, la société actuelle peut déplaire par plus d’un côté. C’est une société sensée ; elle a, dans toutes les significations du mot, ce que le christianisme appelle la sagesse du siècle. Elle aime l’ordre, honore le travail, estime la morale qui protége le travail et l’ordre ; mais pourquoi ? parce qu’elle veut du bien-être. Elle ne s’en cache pas, et de ce goût fort naturel elle tire assez de vanité pour vouloir qu’on l’en loue, et faire de félicité vertu. Tout cela est bon assurément sans être fort beau, mais cela constitue une société régulière encore plus qu’une société mo-