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LA PHILOSOPHIE DANS SES RAPPORTS AVEC LA SOCIÉTÉ.

nature humaine ; et les vues sur la société sont périlleuses si elles ne s’appuient sur l’étude de l’homme. En d’autres termes, le saint-simonisme n’a pas été assez philosophique. De l’humanité, en effet, que lui apprend l’histoire ? Une seule chose, la perfectibilité. Il la déduit a posteriori des progrès du bien-être des masses, manifesté par le progrès de l’égalité. Ce progrès est réel assurément et digne de tout le bien qu’on en dit ; mais ce n’est qu’un fait, non un principe ; c’est un symptôme, non une cause, et la perfectibilité ainsi entendue ne peut être érigée en loi. La perfectibilité est un terme relatif à un autre terme, le parfait ; l’amélioration suppose le bien ; or, ce parfait, ce bien, il faut savoir ce que c’est. Si vous prouvez, si vous déterminez la perfectibilité uniquement par ses conséquences apparentes, par ses effets sensibles, comme l’a fait le saint-simonisme, vous vous privez de toute règle pour fixer ce qui doit être, vous ne pouvez plus rien établir de pur, d’immuable, de rigoureux. Aussi le saint-simonisme n’a-t-il pu trouver à la société d’autre loi que le bonheur, à la morale d’autre principe que la sympathie, et, voulant forcer les hommes au bonheur par l’organisation sociale, il a méconnu tout à la fois la liberté et l’obligation. Le droit manque à sa morale comme à sa politique, et toute sa philosophie est purement sentimentale, c’est-à-dire qu’il n’a pas de philosophie ; car l’absolu ne se puise qu’à sa source, dans la raison, et la raison n’apparaît qu’indirectement dans la vie des individus et des peuples. Il faut la chercher en elle-même et non dans les manifestations changeantes de l’humanité en action. La vérité ne se conclut pas des évènemens, elle les juge, et la philosophie domine l’histoire au lieu de résulter de l’histoire. Le procès n’est pas la loi.

L’erreur commune de toutes les nouvelles doctrines est, à mes yeux, de supprimer ou d’affaiblir ensemble l’existence de la liberté humaine et celle d’une règle absolue, deux élémens, deux faits dont l’antagonisme est la clé de notre destinée morale. De cette double erreur naît le fatalisme dans l’histoire, l’arbitraire dans la politique, le matérialisme dans la morale. De quelque mysticisme éloquent, de quelque exaltation romanesque que tente de se parer toute l’école littéraire qui exploite les idées humanitaires ou sociales, il est rare qu’elle échappe aux écueils que nous venons de signaler, et nous ne doutons pas que, pour féconder et régulariser ses doctrines, une chose surtout ne lui manque, l’étude philosophique de l’homme.

Des systèmes passons maintenant aux faits, et voyons enfin si cette société, pour qui l’imagination cherche des remèdes chiméri-