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LA PHILOSOPHIE DANS SES RAPPORTS AVEC LA SOCIÉTÉ.

à l’étude des unes, elle établit la liberté de l’esprit humain ; grace a l’étude des autres, elle lui découvre une règle. Ici elle lui montre sa puissance, là ses lois. Ainsi elle l’enhardit et le contient, l’anime et le calme, le pousse et l’arrête. En général, ceux qui ont rendu l’esprit de l’homme subversif et violent ne l’ont entretenu que de ses facultés ; ceux qui l’ont fait timide et servile ont cherché les vérités hors de lui. Les uns et les autres n’ont pas su concilier la puissance des premières et l’autorité des secondes, les principes d’action et les principes de foi, ce qu’on pourrait appeler la liberté et l’ordre. La philosophie n’est complète et sûre que lorsqu’elle connaît également et met d’accord ces deux élémens de notre nature intelligente, l’un relatif, quoiqu’il agisse d’après des formes invariables, l’autre absolu, quoiqu’il réside dans l’intelligence d’un individu mobile. Les facultés déréglées, capricieuses, si elles s’isolent des vérités fondamentales de l’esprit humain, ne s’emploient alors qu’à détruire ; en toutes choses, elles constituent le génie révolutionnaire et produisent d’abord le désordre, puis le dégoût et le doute. Les vérités essentielles, axiomes naturels de l’intelligence qui pourtant ne les découvre que par le temps, l’expérience et la réflexion, seraient, si l’on pouvait les séparer des facultés actives qui les appliquent et les fécondent, des lois stériles, des formules inflexibles et vaines ; elles enchaîneraient l’esprit et ne lui serviraient pas. Entre ses facultés et les vérités, l’homme flotte comme entre le relatif et l’absolu. Il court alternativement le risque du désordre ou de l’impuissance, de l’agitation ou de l’immobilité. Ces deux écueils l’attendent, sur quelque mer qu’il navigue, et souvent il s’y brise. Ainsi s’occupe-t-il de métaphysique ; comme les philosophes du dernier siècle, il laisse à l’esprit toutes ses facultés en lui prenant toutes ses croyances, ou, comme les théologiens, il sacrifie à la foi la liberté, et brise les ailes de la raison pour la clouer à la tradition. S’adonne-t-il à la politique, il est toujours sur la pente ou de l’anarchie, ou de l’absolutisme. Étudie-t-il la morale, il la place dans le sentiment mobile ou d’invariables formalités, et tombe dans le relâchement ou le rigorisme. Tous les genres de recherches offrent donc deux chances d’erreurs correspondantes. Ce serait un travail utile que de les signaler et d’y soustraire, s’il est possible, la faiblesse chancelante de l’humaine raison. C’est ainsi que nous concevons que la philosophie, évitant pour elle-même deux périls qui l’ont constamment menacée, puisse enseigner l’art d’en préserver toutes les sciences, dans la pratique comme dans la théorie.