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LA PHILOSOPHIE DANS SES RAPPORTS AVEC LA SOCIÉTÉ.

gage. Elle ne s’adresse en effet qu’au petit nombre ; elle a des initiés ; mais, par l’entremise des esprits qu’elle s’est consacrés, elle réagit sur la littérature, sur l’enseignement, sur la conversation, et bientôt sur les croyances et les mœurs nationales. Elle pénètre les esprits à leur insu, et souvent, née des opinions communes, elle les appuie et les propage à son tour. Elle rend au public ce qu’il lui a prêté et l’inspire en secret, quelquefois en se cachant de lui. Comme science de la raison même, n’est-elle pas la caution de toutes les sciences ? Comme science de la pure pensée, ne contient-elle pas toutes les pensées humaines ? Sa couleur se reflète dans tous les systèmes, et teint de ses nuances le verre changeant à travers lequel l’esprit observe tous les objets. Souvent cette démocratie turbulente des opinions d’un temps n’est que l’aveugle instrument d’une grande idée qu’elles ne savent pas.

Toute révolution, quelle que soit sa nature, s’annonce par le doute, et souvent semble par le doute se terminer. Au début, le doute s’élève sur tout ce que la révolution doit détruire. Il est critique, il est agressif ; ainsi s’allume le bûcher où les hommes brilleront ce qu’ils ont adoré. À la fin des révolutions, lorsque bien des expériences ont échoué, lorsque, mis à l’épreuve des évènemens, le système novateur, fatalité inévitable ! s’est trouvé moins infaillible que ne l’avait d’abord espéré la présomptueuse raison, l’incertitude gagne beaucoup d’esprits ; avec les mécomptes arrive le découragement : le scepticisme est la plante aride qui croît sur les cendres qu’a laissées l’incendie.

La philosophie est bonne à ces deux sortes de doute. Au doute agressif elle désigne des points d’attaque, livre des armes et dicte des cris de guerre ; elle fournit les idées qui remplaceront les croyances. L’expérience de notre pays l’a, je pense, assez prouvé. Philosophie du XVIIIe siècle a été long-temps synonyme de révolution française, Mais, au doute que développe la leçon mobile des évènemens, au trouble d’esprit qui suit les revers et quelquefois les triomphes, ne faut-il pas aussi des principes qui éclairent et des convictions qui raffermissent ? Ne faut-il pas rouvrir cette région élevée où la vérité est stable, où se réconcilient la théorie et l’expérience, la nouveauté et la durée, la spéculation et la réalité ? Ne faut-il pas une philosophie ?

C’est la plainte universelle de notre temps que l’incertitude universelle. Qui ne s’est effrayé d’entendre ces mots funèbres, anarchie des intelligences, désordre moral, mort des croyances ? L’esprit hu-