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LA PHILOSOPHIE DANS SES RAPPORTS AVEC LA SOCIÉTÉ.

siècle n’est pas désintéressé, il a trop d’affaires. Sans doute, pour beaucoup agir, il ne renonce pas à raisonner ; n’a-t-il pas des principes dont il parle beaucoup ? et dans le langage du temps n’a-t-on pas répété cent fois que c’est une époque rationnelle ? Mais cette époque est rationnelle avec un but ; mais ses principes cherchent l’application ; mais l’esprit du siècle aspire à la puissance et convoite les réalités. Il aime les idées, mais il entend qu’elles triomphent ; il pense pour régner. Dans l’état actuel des sociétés, grace à ces moyens immenses de circulation, grace à cette liberté générale des intelligences que rien n’arrête ou n’intimide, la pensée passe dans les faits avec une rapidité inouie. En peu de momens, elle allume des passions, crée des intérêts, recrute des partis, et promet ou menace de convertir l’univers. Comment le temps ne lui manquerait-il pas pour se recueillir ? Elle est trop pressée pour méditer sans but apparent, pour chercher à l’aventure la vérité qui ne sert pas ; et devant nos contemporains, le beau ne trouve grace qu’à la faveur de l’utile. Ne nous plaignons pas cependant ; jamais de fait l’esprit humain n’a été plus puissant, jamais il n’a pris une part plus grande et plus active au gouvernement du monde. Mais de ce qu’il est moins séquestré de la pratique, il résulte qu’il abaisse un peu son essor ; que, dans ses recherches spéculatives, il se préoccupe encore des intérêts positifs, et ne prise les théories que dans leurs rapports avec l’histoire et par leur influence sur la société. Si l’esprit philosophique est sorti des écoles et des académies ; s’il prend les livres pour moyen et non pour but ; s’il se meut dans une autre république que celle des lettres, les affaires y ont gagné sans doute, mais peut-être y a-t-il perdu quelque chose en éclat, en pureté, en élévation. Les nations s’enrichissent de ce qu’il leur donne, il les grandit en se penchant vers elles : les lumières générales profitent de ses pertes, et l’on peut dire que le génie de l’homme s’est dépouillé au profit du génie de l’humanité.

La grande affaire du siècle porte un nom retentissant : elle s’appelle révolution. C’est ce mot, ce même mot flatteur ou terrible, qui partout se fait entendre. Et ceux qui rêvent dans le sein de l’étude d’austères utopies, comme ceux qui cherchent par des réformes graduelles à prévenir les crises et les déchiremens douloureux, et ceux qui s’efforcent de fonder l’ordre nouveau par la sagesse, et de réconcilier l’esprit de conservation avec l’esprit de nouveauté, comme ceux qui, prenant des haines pour des idées, complottent dans une orgie de folles insurrections ; tous, suivant leur position et leur