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mergent la terre ; mais l’arche de la hiérarchie surnage et flotte victorieusement sur les eaux ; et quand cette grande convulsion de l’esprit humain s’est enfin apaisée, quand le niveau commence à se rétablir, les peuples étonnés retrouvent ce qu’ils croyaient détruit et englouti dans les abîmes éternels. Jamais dérision plus cruelle, jamais affront plus sanglant, ne furent jetés à la face de la raison individuelle : elle avait pulvérisé la thiare, et de ses cendres il sortit une couronne.

Il n’en fut pas de même en Allemagne. Dans cette véritable patrie du protestantisme, l’ancienne église tomba tout entière comme un vieux chêne avec toutes ses branches. L’unité de l’esprit entraîna dans sa chute l’unité de la forme ; le désordre dans les dogmes amena la désorganisation dans le culte. Les consistoires, les surintendans, les inspecteurs et les pasteurs ne constituèrent pas un établissement comparable, pour la régularité et la discipline, à l’épiscopat anglais relevant d’un chef unique. En Angleterre, il y eut, avec l’église établie, une théologie établie. Les trente-neuf articles, que l’on souscrit en recevant l’ordination, constituèrent un code ecclésiastique plus rigoureux que n’étaient les livres symboliques des luthériens et le catéchisme de Heidelberg des réformés. L’infaillibilité du pape fut remplacée par celle du roi. Le chef de l’église (the head of the church) eut pleins pouvoirs sur les consciences et sur les liturgies, sur le fond et sur la forme. Le flot protestant vint battre incessamment les murailles de l’anglicanisme, mais sans entrer dans la place ; et quand la raison voulut exercer ses droits, elle dut sortir de la communion et créer des sectes. De là naquit le dissent, qui est le véritable protestantisme de l’Angleterre.

En Allemagne, au contraire, ce fut au sein même des églises que triompha l’esprit protestant, c’est-à-dire l’esprit d’examen. On put s’abandonner à toutes les licences et à tous les débordemens théologiques sans sortir des communions : l’orthodoxie fut partout, n’étant nulle part ; sans frein, sans lien et sans base, elle transigea avec tous les systèmes philosophiques qui régnèrent successivement. Tantôt nous voyons les docteurs s’agenouiller et courber la tête devant l’autel unique de la raison et rejeter tout ce qu’il y a de surnaturel dans les religions et dans leur histoire ; nous voyons les critiques de la Bible en faire une lettre morte, et réduire les évangiles à l’état de mythes ; c’est le règne de la désolante analyse et de l’inexorable critique.

Voici cependant que le cœur humain, dont la voix était odieusement étouffée, revendique ses droits : il reparaît sur la scène avec l’arme toute-puissante de la passion, et repousse à son tour la théologie inanimée de l’analyse ; mais, ainsi qu’il arrive pour toutes les réactions, il combat un excès par un autre excès ; à la place de la licence de la raison, il met la licence sans bornes du sentiment, et la religion en proie à ce nouveau tyran, rejetée du rationalisme dans le piétisme, flotte plus que jamais dans l’océan du vide.

Il est impossible que tôt ou tard le désordre des esprits ne se communique pas à la vie active des peuples et ne s’empare pas de leur histoire. Si l’Allemagne n’a pas encore été le théâtre de révolutions à faire pâlir la nôtre, il faut