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gieux manque dans le Stabat de Rossini, le sentiment religieux, tel que l’entendent les Italiens, pathétique, suave, harmonieux, d’une mélancolie touchante, langoureuse, point sombre, allant jusqu’aux larmes, jamais jusqu’à l’épouvante, et ramenant la vie dans la mort, plutôt que la mort dans la vie. Cette musique vous émeut et vous élève, vous respirez à l’aise en l’écoutant ; au moins, cette fois, l’art domine le plain-chant. Il y a là, j’en conviens, l’enchantement de la mélodie et de la couleur, cette sérénité douce et calme, cette onction divinement humaine que respire le génie italien dès la renaissance ; mais ne voir dans ces nobles phrases d’une si lumineuse inspiration, dans cette harmonie qui procède avec tant de magnificence, autre chose que l’élément dramatique proprement dit, serait en méconnaître à plaisir le sens et la portée. Il est des impressions qui vous entraînent sans que vous puissiez vous en rendre compte, et décident de vos opinions souvent à votre insu. Ainsi, je soupçonne certains critiques, fort à cheval sur le sentiment religieux, d’avoir été quelque peu dupes d’eux-mêmes en cette affaire. Et d’abord on leur a chanté le Stabat de Rossini à la lueur de la rampe, à la clarté des lustres, en plein théâtre, dans une salle tout élégante et mignonne, presqu’aussi parfumée que Notre-Dame-de-Lorette. Comment, en pareil lieu, une musique ferait-elle pour n’être point dramatique et mondaine ? Quelle fortune d’avoir un si beau thème tout trouvé ! Et d’ailleurs, comptez les virtuoses qui se chargent d’exécuter l’oratorio du grand maître : la Grisi, l’Albertazzi, M. de Candia, Tamburini, c’est-à-dire Figaro, Rosina, Almaviva, Cenerentola, c’est-à-dire l’opéra bouffe incarné.

Changez la scène et les acteurs ; à la place de la salle Ventadour mettez Saint-Eustache, remplacez les virtuoses que nous venons de nommer par quatre chantres de paroisse chantant faux bien solennellement, changez surtout le nom de Rossini, et les mêmes gens qui se scandalisent vont proclamer cette musique pleine d’onction et de componction, et dire, comme l’abbé Arnault, qu’avec un pareil chef-d’œuvre, on fonderait une religion. À quoi tiennent cependant certains jugemens, et combien d’honnêtes gens, en fait de sentimens religieux, aiment mieux s’en rapporter aux apparences, à la lettre extérieure, que de perdre leur temps à pénétrer plus avant ! Ne s’est-on pas mis en tête de reprocher à Rossini jusqu’aux termes qu’il emploie pour marquer la division de ses morceaux ? Ainsi le grand maître a poussé l’audace au point de dire : air de ténor, cavatine de soprano, expressions évidemment empruntées au catalogue du théâtre. Comprenez-vous maintenant le sacrilége ? Passe encore pour solo, mais cavatine ! En vérité, le mot est par trop hétérodoxe, et sent le diable d’une lieue. Et voilà les argumens dont on se sert pour battre en brèche une partition de Rossini et démontrer que le génie qui a produit Moïse est incapable de s’élever à la hauteur religieuse où plane l’inspiration de Lesueur et de M. Chérubini. Par malheur, le bout de l’oreille perce toujours. Au fond, le terrain qu’on veut défendre, c’est le Conservatoire : on ferait encore bon marché de l’église ; mais comment renoncer de gaieté de cœur à ces chères formules, à ces vieilles traditions scholastiques