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Il y a évidemment dans cette lutte d’une cour galante, coalisée contre la vertueuse dissimulation d’une jeune fille, que la plus juste douleur et les plus saintes bienséances condamnent à une perpétuelle fausseté, des élémens de comédie que Corneille n’a point repoussés, témoin la situation que résume ce vers, qui contient un si gros mensonge :

Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse ;

et ce dernier aveu de Chimène, prononcé avec une si charmante hypocrisie d’obéissance par Mlle Rachel :

Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr,
Et vous êtes mon roi, je vous dois obéir.

Ne faut-il pas que l’actrice chargée d’un tel rôle possède un tact et un art infinis, pour dire tant de mots charmans, ingénieux, passionnés, sans oublier un seul instant qu’elle a là, derrière elle, le corps ensanglanté de son père, tué la veille, et qui ne repose pas encore dans un mausolée ?

Mlle Rachel, à mon avis, exprime avec une mesure parfaite les sentimens si opposés, ou du moins si complexes, qui agitent et partagent l’ame de Chimène. Quand elle se jette aux pieds du roi, on sent la vérité de son désespoir filial ; ce sont bien là les larmes et les sanglots d’une orpheline, et, au milieu de ces cris si vrais, on démêle pourtant sans peine ce qu’il y a d’artificiel et de faux dans les désirs de vengeance qu’elle étale. Lorsque, ramenée dans sa demeure et déchargée du fardeau de sa poursuite officielle, il lui est permis de redevenir elle-même et de reprendre sa vraie douleur, avec quelle effusion et quel accent de triste délivrance elle s’écrie :

Enfin, je me vois libre, et je puis sans contrainte
De mes vives douleurs te faire voir l’atteinte !…

On reconnaît à ces nuances la nature même.

Dans la scène si tragique et si passionnée du troisième acte, quand Rodrigue se hasarde à rentrer dans le logis du comte, Mlle Rachel a rendu avec une énergie vraiment tragique le trouble où la jettent la présence de son amant et la vue de cette épée teinte, il n’y a qu’un moment, du sang de son père. Enfin, dans cette sorte de duo mélan-