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qui, en très grand nombre, ramenaient dans leurs maisons de campagne et dans les villages du Bosphore les gens qui étaient venus passer la journée à Constantinople. C’étaient des personnes de toute nation et de toute condition, des femmes turques accompagnées de leurs servantes et surveillées par l’eunuque noir obligé : il y a beaucoup de harems de grands seigneurs sur le Bosphore. Ce spectacle nous aurait amusés davantage si à chaque instant nous n’avions couru risque de nous choquer aux pointes acérées des caïks. Une fois nous avons failli chavirer, ce qui n’aurait été d’aucun danger, mais n’eût pas laissé d’être déplaisant. Les caïks ressemblent beaucoup aux gondoles de Venise, ils sont taillés sur le modèle le plus svelte, l’équilibre y est dérangé par le moindre mouvement.

St.-M… m’a emmené un de ces jours à une autre partie chez M. …, riche Arménien, qui nous attendait dans sa charmante maison du Bosphore. M. Alléon et M. de Cadalvène, directeur de nos paquebots et bon antiquaire, étaient des nôtres. M. … a passé quelques années de sa jeunesse à Paris, et parle français avec facilité. Un de ses neveux, qui revient de Paris, était aussi présent. Pour la première fois j’ai donc pu causer, sans interprète, avec une personne notable du pays. Nous n’en pouvions pas rencontrer de mieux informée et de plus capable. M. … est du nombre des Arméniens qui, de tout temps, ont eu le maniement des affaires financières en Turquie, position périlleuse, mais lucrative. Dans la persécution excitée, il y a un certain nombre d’années, par les Arméniens schismatiques, un des proches parens de M. … fut pendu, et tous ses biens furent confisqués. Lui-même aurait éprouvé le même sort, si alors il n’avait pas été absent de Constantinople pour un voyage d’agrément en Asie. Il en fut quitte pour un exil, et bientôt après le sultan Mahmoud, reconnaissant qu’on l’avait trompé, rappela M. … et s’efforça de lui faire oublier, par de nouvelles faveurs, les désastres de sa famille. Aussi M. … parle-t-il de Mahmoud avec un sentiment très combattu. Le jugement qu’il en porte nous a néanmoins semblé exact. Le bon et le mauvais étaient mêlés étrangement dans ce caractère, qui n’était pas dépourvu de grandeur : Mahmoud sentait l’impuissance où il était, autant par sa propre ignorance que par l’effet des obstacles extérieurs, de relever son empire ; mais il en avait la volonté, et l’histoire lui en tiendra compte.

M. … nous avait fait préparer un déjeuner splendide ; toute la cuisine turque y était représentée. Quoique dans une maison chrétienne et même catholique, nous avons été privés de la compagnie des dames :