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berger, qui nous conseilla de rétrograder. Nous retrouvâmes alors les bagages, déchargés par les surudjis dans une éclaircie de la forêt. Le jour tombait, il n’y avait pas moyen de sortir de là : je me décidai bientôt à coucher en ce lieu. Je dressai mon lit sous l’abri d’une de mes couvertures, au pied d’un arbre ; un grand feu fut allumé, et je fis mon souper d’un reste de pain enfoui dans une de mes sacoches, d’un coup de raki (eau-de-vie de grains du pays aromatisée avec du mastic de Chio), et d’une tasse de café ; car, quand on voyage avec des Turcs, on a toujours du café. Les miens étaient pourvus d’une poêle à torréfier le café et d’un petit moulin. J’eus encore le temps, avant la nuit close, de mettre dans les papiers mon abondante récolte de la journée ; assis ensuite auprès du feu, où mes gens entassaient des arbres entiers, et fumant ma pipe, j’étais absorbé par la contemplation du tableau qui m’entourait. À peu de distance de là, des bergers de la montagne avaient fait aussi un feu et bivouaquaient comme moi. Ils s’étaient approchés un instant, attirés par une curiosité qui paraissait bienveillante. Il ne m’est pas venu un instant l’idée qu’avec ma petite escorte et mes bagages en garde, je pusse courir le moindre péril dans ce lieu isolé. Pendant ce temps, Méhémet était reparti à la recherche de nos compagnons, dans la direction du village le plus voisin. Il devait leur proposer, s’il les rencontrait, de venir me rejoindre au bivouac ; mais il ne les trouva pas, et revint deux heures après avec des provisions désormais inutiles pour mon souper, et un pauvre mouton destiné au repas du lendemain. Méhémet avait eu soin aussi d’amener quatre hommes armés pour faire la garde auprès de nous, précaution sans doute assez inutile, mais qui complétait le tableau de mon bivouac. Je n’ai jamais mieux dormi que cette nuit-là.

Le lendemain, d’assez bon matin, je fus réveillé par la voix de nos compagnons qui, de Couzourdja, s’étaient dirigés vers le point où j’étais resté d’après les indications d’un des créanciers de nos surudjis ; cet homme s’était séparé de nous la veille, lorsqu’il s’était aperçu que Méhémet s’égarait. Ils avaient été inquiets pour moi, moins à cause des contes de voleurs dont notre interprète Moyse, le plus poltron de la troupe, les avait entretenus, et que l’aga même du village ne laissait pas d’appuyer, qu’à cause de la disette de vivres dont ils supposaient que j’avais souffert. Mais ils avaient été réellement plus à plaindre que moi à Couzourdja, en ce qu’ils n’avaient point leurs lits, et qu’ils avaient été obligés de coucher sur des nattes. Notre réunion fut très gaie, et célébrée par un café au lait général.