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grand maître, fait son œuvre. Les femmes, lien universel et premier symbole de civilisation, accomplissent ce que n’ont pu achever les missionnaires, les guerriers, les administrateurs, les statisticiens, les stratégistes, les législateurs.

Le grand fait, aussi simple que fécond que l’on doit signaler, c’est la fusion des races et des races les plus hostiles. Les hommes graves ne devineraient pas quel est le lieu où se révèle et se trouve contenu l’avenir réel de l’Hindoustan. C’est tout bonnement, dit miss Roberts avec beaucoup de raison, le théâtre des marionnettes (kat poutlie nautch, théâtre des danseurs de bois). Là enfans indigènes et anglais sont confondus de la manière la plus pittoresque et la plus significative. En face de ces petits personnages de bois qui obéissent aux impulsions d’une main adroite, les petits Hindous, le front noir, l’œil noir, les bras ornés de cercles et d’anneaux de cuivre, crient : Wah ! wah ! bravo, bravo ! et tout à côté d’eux les petits Anglais à la peau blanche, au teint rosé, reposent entre les bras de leurs nourrices aux longs voiles et aux flottantes draperies. Ces fils d’Anglo-Hindous, auxquels on n’apprend les premiers mots d’anglais qu’à cinq ou six ans, et qui expriment en hindoustani leurs premiers sentimens, leurs premiers désirs, leurs premières pensées, ne seront jamais des Anglais véritables, mais des Hindous d’une caste nouvelle. La mère anglaise, qui joue avec son enfant, apprend de lui la langue du pays, et, par un renversement singulier de toutes les coutumes, c’est l’enfant qui devient le précepteur. En grandissant, il s’habitue à parler anglais, mais c’est pour lui l’idiome savant, comme le latin pour nos fils ; une prononciation brève, gutturale, saccadée, désagréable, le distingue toujours des véritables Bretons. S’il appartient à une famille honorable, on lui donne des maîtres de latin et de grec, et souvent il connaît mieux les écrivains classiques de la Grande-Bretagne, de Rome et d’Athènes, que le meilleur élève d’Oxford. Mais toutes ces connaissances sont pour lui de l’érudition pure ; le véritable fonds de son savoir national, c’est l’hindoustani.

Cette race nouvelle, que l’on ne peut regarder ni comme britannique, ni comme hindoue, pullule, s’accroît, s’étend, et la plus grande partie reste dans l’Inde, où elle épouse des filles du pays, faute de ressources suffisantes pour aller en Europe, ou de crédit pour s’y établir. Les filles apprennent la musique et le dessin, talens fort estimés dans une contrée de luxe et d’indolence ; les hommes, déjà rapprochés des indigènes par la connaissance approfondie du langage, mariés à des musulmanes ou à des Hindoues, consolident ainsi le