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REVUE. — CHRONIQUE.

Il est facile de comprendre que, placés dans cette opinion, raisonnable sans doute, mais intermédiaire, que travaillant chaque jour, à travers les faits si variés et si mobiles de la politique, à concilier des principes divers, nos hommes d’état ne donnent pas pleine satisfaction aux esprits absolus ; on conçoit que leur marche ait paru plus d’une fois, aux uns timide, humble, tortueuse, aux autres raide, audacieuse, inconsidérée ; on conçoit que ces reproches opposés aient été faits, aux mêmes hommes à des époques diverses, et plus encore aux hommes qui ont dirigé les différens cabinets. D’un côté, l’une ou l’autre des deux opinions extrêmes devait toujours trouver matière à accusation ; de l’autre, disons notre pensée tout entière, il est certain que, tout en visant au même but, chaque homme d’état y vise selon sa nature, ses précédens, son caractère, les habitudes de son esprit. Ils sont tous également dans l’opinion intermédiaire : nul ne veut la honte de son pays, nul ne veut un acte de démence ; mais qui dit opinion intermédiaire dit une opinion qui touche à deux opinions extrêmes, et on n’est jamais placé, entre ces deux opinions, au juste milieu, dans un point mathématique ; on penche toujours quelque peu d’un côté ou de l’autre. De là des nuances que les partis ont soin de noircir, de là ces accusations, ces récriminations, qui sont pour les esprits impartiaux une douleur et un scandale. Les partis, avec leur violence accoutumée, supposent aux hommes des intentions qu’ils n’ont jamais eues. Ils disent à l’un : Vous êtes téméraire ; ils disent à l’autre : Vous servez l’étranger. Ces deux reproches sont également gratuits. Qu’y a-t-il de vrai au fond ? Ce que tout le monde sait, c’est que deux hommes d’état, deux hommes de valeur et de grande valeur, ne sont jamais calqués l’un sur l’autre, qu’ils ont chacun leur personnalité propre, leurs tendances particulières. Encore une fois, aucun d’eux n’a de parti pris, ni sur la guerre, ni sur la paix. M. Thiers comme M. Guizot, M. Guizot comme M. Thiers, veulent la paix, tant qu’elle est compatible avec la justice, avec les intérêts et l’honneur de la France. Mais M. Thiers craint, avant tout, de blesser le sentiment national et de manquer à la dignité du pays. M. Guizot craint, avant tout, d’engager le pays dans une voie périlleuse. Il y a plus d’élan chez le premier, plus de retenue chez le second. Le premier peut paraître trop hardi, le second peut sembler ne pas l’être assez.

Quoi qu’il en soit, reconnaissons combien il est équitable, combien il est nécessaire aux intérêts du pays, de juger les hommes sur l’ensemble de leur vie politique. En prenant des actes isolés, il n’y a pas d’homme d’état dont on ne puisse travestir les opinions et dénaturer la conduite. Que n’a-t-on pas dit de M. le comte Molé lorsqu’il a cru que le respect des traités nous obligeait à évacuer la citadelle d’Ancône ? On oubliait que c’est sous son ministère, que c’est par sa bouche que la France de juillet, que la France presque désarmée fit entendre à l’Europe cette parole hautaine et fière qui sauva la révolution et l’indépendance de la Belgique.