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de riz, de mousseline, de soie, de velours, le tout taillé, coupé, brodé, déchiqueté avec une capricieuse recherche par des artisans chinois, musulmans ou hindous, contribuent pour leur part à ce carnaval singulier, et soulèvent le courroux des indigènes par la brutale violence et l’entêtement inexpugnable de leurs habitudes. Les plus barbares de ces barbares ne sortent jamais de leurs tanières ; il n’arrive à aucun Européen de les déterrer. La plupart cultivent l’indigo dans les solitudes inexplorées des jungles et des forêts, réalisent une fortune dont ils ne savent que faire, se livrent à toutes les jouissances physiques dont ils peuvent s’aviser, et meurent inconnus dans leur solitude et leurs trésors. » — « Il faut que le hasard, dit Reginald Heber, la maladie de quelque Européen qui traverse le village le plus voisin, ou le passage d’un corps d’armée les découvre au sein de cette retraite inaccessible. J’en ai connu un, fort respectable d’ailleurs, qui menait cette vie d’ermite entouré d’une bibliothèque de six mille volumes, et tellement perdu dans les jungles, que personne ne savait qu’il existât. Plusieurs de ces indigotiers, en effet, se distinguent par des qualités morales d’autant plus nobles, que la vanité et le respect humain ne peuvent leur servir de mobiles. » — Mais la plupart se livrent à leurs passions avec une férocité que la solitude aggrave et que l’impunité encourage. Il y a des vengeances atroces, des enlèvemens scandaleux et des assassinats d’une audace effrénée, dont ces régions lointaines sont le théâtre, dont les Anglais sont les acteurs, et que la loi ne peut atteindre. Les plus dépravés de ces hommes bleus, lial-wallahs, comme on les nomme dans le pays, entourés de serviteurs intimes et dévoués, échappent à toutes les contraintes et à toutes les menaces de la société et de la loi ; presque toujours ivres de liqueurs fortes, se regardant comme maîtres du désert qui les entoure et des bêtes de somme à figure humaine qui exécutent leurs ordres, ils jouent le même rôle que les plus féroces despotes asiatiques. L’homme, par une pente naturelle, revient aisément de la civilisation à la barbarie, et les législateurs n’ont pas d’autre devoir que de maintenir dans sa plus austère vigueur le lien social, seule garantie du progrès et de la moralité.

Ce retour à la barbarie, dont l’excès et la violence sont décrits par miss Roberts, le major Tod et Jacquemont, s’étend jusqu’à la société marchande qui fait son séjour dans les grandes villes, et qui donne le ton aux mœurs anglo-hindoustaniques. Il suffit de lire le chapitre de miss Emma Roberts intitulé les Griffons, pour se faire une idée de cette sauvagerie bourgeoise, à la fois grossière et prétentieuse, exi-