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LA SOCIÉTÉ ANGLO-HINDOUE.

lequel il lui disait qu’il était son père et sa mère, le délégué du tout puissant pour faire de bonnes œuvres en ce monde, et qu’il lui demandait la permission de le suivre et de le servir jusqu’à sa mort. »

On reconnaît dans ces récits la douce beauté que Fénelon appelle éloquemment la grandeur naïve du monde naissant, le primitif développement des facultés humaines. L’extrême incompatibilité de la dureté commerciale avec ces natures poétiques, de l’énergie anglaise avec la grace hindoue, ressort naturellement de ces traits, que nous ne choisissons pas au hasard. Accuser ces hommes d’indifférence, d’incapacité, d’apathie, de lâcheté, c’est se méprendre singulièrement. Persuadés que tout est écrit là-haut, et qu’il est inutile de lutter contre la force du destin, ils opposent souvent aux malheurs les plus graves, aux chances les plus imprévues, une impassibilité qui étonne ; et du sein de cette torpeur apparente, vous voyez jaillir les éclairs et les foudres d’un enthousiasme extraordinaire. Le même récit, la même anecdote, contiennent quelquefois l’excès du crime et celui de la générosité. Le major Moor en donne un exemple singulier.

« On sait, dit-il, que les thugs hindous forment une espèce d’honorable congrégation, dont l’unique métier est d’étrangler les voyageurs sur les grandes routes, suivant certaines lois et avec certaines cérémonies dont ils ne se départent jamais. Ils forment des bandes ou plutôt des armées contre lesquelles la loi a été obligée de sévir. Un fakir ou moine musulman que je connaissais, dit le major, se dirigeait du côté de Lucknow, en compagnie d’un soldat rohilla. Un mendiant à peine couvert des haillons les plus ignobles demanda l’aumône au fakir, et, s’approchant d’un pas chancelant et avec une physionomie languissante, il sollicita, d’une voix que l’on avait peine à entendre, la permission de faire route avec les voyageurs. Malgré le rohilla, que cette proposition indignait, le fakir, fidèle à sa profession de piété, de charité et d’indulgence, donna du riz cuit à cet homme, qui disait mourir de faim, et lui accorda ce qu’il demandait. Le soir même, comme on approchait d’un village, le fakir dit adieu à ses compagnons de route, et leur annonça qu’il choisirait pour passer la nuit sous son ombre un arbre qu’il désigna. — Vous pouvez, ajouta-t-il, continuer votre chemin. Seulement, dit-il au mendiant, allez me chercher dans ce village un charbon ardent, pour que j’allume ma pipe. — Puis, étendant son petit tapis au pied de l’arbre, il y disposa le narial, ou les ustensiles du fumeur, et attendit le mendiant. Ce dernier était resté en arrière et n’accompagnait pas le