Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/284

Cette page a été validée par deux contributeurs.
280
REVUE DES DEUX MONDES.

quatre-vingt-huit ans, je mange des huîtres tous les matins, je dîne bien, je ne soupe pas mal ; on fait des héros pour un moindre mérite que le mien. » Mais le souvenir de celle qu’il avait perdue le poursuivait jusque-là. « Si la pauvre Mme Mazzarin vivoit encore, disait-il ailleurs à son docteur, elle auroit des pêches dont elle n’auroit pas manqué de me faire part ; elle auroit des truffes que j’aurois mangées avec elle, sans compter les carpes de Newhall. »

Malgré cette fidélité aux morts, avec les habitudes de causeries galantes qu’il s’était faites, Saint-Évremond ne pouvait se sevrer pourtant d’amitiés de femme. Mme la marquise de Perrine fut sa dernière sœur de charité. Mais quelle différence entre les petits billets qu’il lui écrit et ce que nous avons vu ! On dirait parfois, moins les noms propres, de quelque épigramme de Martial à Galla ou à Stella, alors qu’il était en humeur sociable. « La beauté du jour, l’ennui de votre chambre, le bruit des petits garçons et le pavé sec me font croire que vous ne serez pas au logis. Si ma lettre vous y trouve, mandez-moi ce que vous ferez. Il seroit bon d’aller chez Mme Bond. Vous y êtes sûre d’un petit gain et d’entendre jouer du clavecin au-delà de tout ce qu’on peut entendre en Angleterre. » Encore le souvenir de l’autre y revient-il à chaque instant. « Mandez-moi s’il me sera permis d’y faire ma fonction ordinaire, c’est-à-dire de perdre au jeu : car pour de soudainetés, mot consacré par Mme Mazarin, j’en crois être exempt. » Ailleurs il rappelle leurs enfantillages communs. « Je signais toutes mes lettres à Mme Mazarin, quand j’étois fort bien avec elle, comme don Quichotte les siennes à Dulcinée, le chevalier de la triste figure, et elle signoit les siennes comme Dulcinée à don Quichotte. » Voici les dernières lignes qu’il écrivit : elles étaient adressées à Mme de Perrine : « Je suis fort mal, et j’ai raison de me préparer des plaisirs en l’autre monde ; puisque le goût et l’appétit m’ont quitté, je n’en dois pas espérer beaucoup en celui-ci. »

Cette vie, si longue à finir, se termina enfin en 1703. Il y avait sept ou huit mois que Saint-Évremond se plaignait de douleurs violentes à la vessie. Le sommeil l’avait quitté ; l’appétit manqua à son tour. Ce fut le coup de grace pour le pauvre épicurien, puisqu’il est convenu que Saint-Évremond était épicurien. Il fit tranquillement son testament : « Je soussigné, Charles de Saint-Denys-le-Guast, seigneur de Saint-Évremond, demeurant dans la paroisse de Saint-James Westminster, étant dans mon bon sens, mémoire et entendement, et voulant disposer de ce qui me reste de mes biens après ma mort : premièrement j’implore la miséricorde de Dieu, et remets mon