Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/282

Cette page a été validée par deux contributeurs.
278
REVUE DES DEUX MONDES.

révolution de 1688. Le comte de Grammont lui fit savoir que le roi se relâchait enfin de son inflexible sévérité. « Ce prince, dit Desmaizeaux, voyant que la guerre allait s’allumer entre les deux nations, craignit qu’il n’y eût du danger pour M. de Saint-Évremond à demeurer au milieu d’un peuple irrité contre la France. » Singulière attention pour un sujet oublié, qui, après vingt ans d’absence, avait, pour ainsi dire, changé de patrie ! Le vieil exilé en fut peu touché. Il répondit au comte de Grammont qu’il était trop vieux pour se transplanter ; que d’ailleurs il aimait mieux rester, par choix, à Londres, où il était connu de ce qu’il y avait d’honnêtes gens, où l’on était accoutumé à sa loupe[1] et à ses cheveux blancs, à ses manières et à son tour d’esprit, que de retourner en France, où il avait perdu toutes ses habitudes, où il serait comme étranger, et où à peine connaîtrait-il un autre courtisan que le comte de Grammont lui-même.

Dix ans après, Mme Mazarin mourut à sa maison de campagne de Chelsey. Miracle-d’Amour avait alors cinquante-trois ans ; mais c’était une de ces beautés de pure race sur lesquelles le temps semble ne point avoir de prise. Au dire de tous, elle avait conservé toute sa fraîcheur, et, pour Saint-Évremond, qui arrivait à sa quatre-vingt-sixième année, elle était encore aussi belle que le premier jour. Tous les amis du survivant s’émurent à ce coup. « Quelle perte pour vous, monsieur ! lui écrivit Ninon de Lenclos, restée fidèle à sa manière à son amoureux de 1658 ; si on n’avait pas à se perdre soi-même, on ne se consolerait jamais. » Les instances devinrent plus vives alors pour le rappeler à Paris ; mais cette ame si douce et si ferme à la fois se trouvait enfin brisée, et ne pensait plus qu’à laisser arriver son heure. Saint-Évremond refusa obstinément ce qu’il avait tant désiré autrefois. Du reste, il est impossible de s’envelopper dans son manteau en s’y drapant moins qu’il ne le fait. « Vous ne pouviez, écrivait-il au marquis de Canaples, vous ne pouviez me donner de meilleures marques de votre amitié qu’en une occasion où j’ai besoin de la tendresse de mes amis et de la force de mon esprit pour me consoler. Quand je n’aurois que trente ans, il me seroit difficile de

  1. « Vingt ans avant sa mort, il lui vint entre les deux sourcils une loupe qui grossit beaucoup. Il avait eu dessein de la faire couper ; mais, comme elle ne l’incommodait point, et que cette espèce de difformité ne lui faisait aucune peine, M. Lefèvre lui conseilla de la laisser, de peur que cette opération n’eût des suites fâcheuses dans une personne de son âge. Il se raillait souvent sur sa loupe, aussi bien que sur sa grande calotte et sur ses cheveux blancs, qu’il avait mieux aimé garder que de prendre la perruque. »(Desmaizeaux, p. 228.)