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SAINT-ÉVREMOND.

lesse le prit ainsi, tranquille et résigné, promenant sur toutes choses un regard limpide et serein, et laissant cheminer, la bride sur le cou, son intelligence vierge du mors et de l’éperon, uniquement inquiet de jouir de lui-même, et d’en faire jouir les gens qu’il aimait. On a fait de Saint-Évremond un épicurien. Peu lui importe Épicure, comme aussi bien tout autre arrangeur de systèmes. Tout ce qui sent l’effort, tout ce qui se pose en parti pris, l’effraie ; constance et vertu même sont pour lui des mots trop sévères dont il n’ambitionne pas l’éclat. Il préfère se laisser aller paresseusement à la pente d’une nature indulgente et sage qui l’emmène doucement au travers, ou plutôt à côté des embarras de la vie. C’est là de la morale relâchée, si l’on veut, mais relâchée de si bonne foi, et d’un résultat si inoffensif, exposée surtout avec tant de grace et de charme, qu’en vérité elle peut demander à ceux qui s’appellent les gens vertueux, qui d’entre eux osera bien lui jeter la première pierre. On peut en suivre tout au long les développemens et les principes dans la lettre de Saint-Évremond au maréchal de Créqui, « qui m’avoit demandé en quelle situation étoit mon esprit, et ce que je pensois de toutes choses dans ma vieillesse. » Il donne là son dernier mot, sans vanterie ni fausse honte, avec une bonhomie douce et fine, capable de désarmer les plus rigides.

« Quand il m’est arrivé des malheurs, je m’y suis trouvé naturellement assez peu sensible, sans mêler à cette heureuse constitution le dessein d’être constant ; car la constance n’est qu’une longue attention à nos maux. Elle paroît la plus belle vertu du monde à ceux qui n’ont rien à souffrir, et elle est véritablement comme une nouvelle gêne à ceux qui souffrent. Les esprits s’aigrissent à résister, et au lieu de se défaire de leur première douleur, ils en forment eux-mêmes une seconde. Sans la résistance, ils n’auroient que le mal qu’on leur fait ; par elle, ils ont encore celui qu’ils se font. C’est ce qui m’oblige à remettre tout à la nature dans les maux présens : je garde ma sagesse pour le temps où je n’ai rien à endurer. Alors, par des réflexions sur mon indolence, je me fais un plaisir du tourment que je n’ai pas, et trouve le secret de rendre heureux l’état le plus ordinaire de la vie.

...... « L’état de la vertu n’est pas un état sans peine. On y souffre une contestation éternelle de l’inclination et du devoir. Tantôt on reçoit ce qui choque, tantôt on s’oppose à ce qui plaît, sentant presque toujours de la gêne à faire ce que l’on fait, et de la contrainte à s’abstenir de ce que l’on ne fait pas. Celui de la sagesse est doux et