Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 29.djvu/273

Cette page a été validée par deux contributeurs.
269
SAINT-ÉVREMOND.

qu’il apprit la mort du marquis de Lionne, et la disgrace de Lauzun, plus éclatante encore, s’il était possible, que sa fortune ; privé du même coup de ses deux protecteurs les plus puissans, il doit se résigner sérieusement à sa vie d’exilé.

Mais l’opinion n’avait pas ratifié l’interdiction royale. Habitant de Londres ou de La Haye, Saint-Évremond n’avait pas cessé d’appartenir à la France, non pas seulement par ses amitiés privées, mais par les sympathies de sa parole, arrivant toujours, pour ainsi dire, incognito, et toujours avidement recueillie. Pendant son séjour en Hollande (1668), il courut dans Paris une dissertation manuscrite sur l’Alexandre de Racine, où l’on rappelait le nouveau-venu à ce sentiment plus viril de l’antiquité dont Corneille avait eu le secret, et où, sapant son œuvre par la base, on lui reprochait tout crûment de n’avoir « connu ni Alexandre, ni Porus. » « Porus, disait le critique anonyme, Porus que Quinte-Curce dépeint tout étranger aux Grecs et aux Perses, est ici purement Français : au lieu de nous transporter aux Indes, on l’amène en France, où il s’accoutume si bien à notre humeur, qu’il semble être né parmi nous, ou du moins y avoir vécu toute sa vie. » Puis venait un pompeux éloge du grand Corneille, roi déshérité de la scène depuis Andromaque et Britannicus, et une théorie de l’amour tragique tout à l’avantage de l’auteur du Cid et de Cinna. La pièce fit du bruit ; elle avait été lancée dans la circulation par Mme la présidente Bourneau, « une femme fort vue en Angleterre, » qui l’avait reçue en confidence de Saint-Évremond. Déjà Barbin avait mis la main dessus, et se préparait à l’étaler sur les degrés de la Sainte-Chapelle. Les amis de Racine s’en émurent, et l’écho en arriva sans doute jusqu’à l’auteur, qui, fatigué à son ordinaire du retentissement qu’avaient ses moindres productions, écrivit à Lionne pour se plaindre de l’indiscrète présidente. « Je hais extrêmement, disait-il, de voir mon nom courir par le monde, presqu’en toutes choses, et particulièrement en celles de cette nature. Je ne connois point Racine ; c’est un fort bel esprit que je voudrois servir, et ses plus grands ennemis ne pourroient pas faire autre chose que ce que j’ai fait sans y penser. »

Cette fois, du reste, il se trouva glorieusement dédommagé de ses ennuis d’auteur à la mode. Le vieux Corneille se sentit remué, au milieu des déboires de sa décadence, d’un hommage qui lui venait de si bon lieu. Il écrivit à Saint-Évremond pour le remercier, et cette lettre du grand poète, perdue dans le recueil des œuvres du gentil-