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rendre malheureux, puisqu’il ne sauroit arriver aucun changement dans la prospérité de ses affaires. » Phrases aussi affligeantes à lire, après ce que nous avons vu de Saint-Évremond, que certaines préfaces de Corneille et de Voltaire. Quoiqu’il soit d’assez mauvais goût à un biographe, dont le métier est de tout voir sans émoi, de se voiler la face devant les erreurs de ses héros, et de changer l’histoire en complainte, on ne saurait se défendre d’un sentiment de tristesse profonde en voyant les ames les plus fermes, les esprits les plus sains et les mieux faits, se mentir ainsi à eux-mêmes et venir nous gâter notre admiration. Le bas-empire n’aurait pas mieux trouvé, et cela dépasse le morituri te salutant, qui peut, à toute force, invoquer le correctif de l’ironie. Hâtons-nous d’ajouter que Saint-Évremond avait pour lui la grande excuse de l’ennui, dissolvant terrible à la longue, père aussi fécond que l’oisiveté, quoiqu’il n’ait pas eu les honneurs du proverbe. Tout choyé qu’il se voyait en Hollande, l’ancien compagnon de Candale, d’Olonne et de Bois-Dauphin, ne retrouvait plus là cette vie animée et complète, cette circulation rapide d’esprit, d’affaires et de plaisirs, qui devient la plus impérieuse des habitudes, et les souvenirs de Versailles et de Paris lui rendaient parfois La Haye bien monotone. Le découragement s’empara de lui quand il apprit que ses humbles protestations n’avaient servi de rien, et que le maître demeurait inexorable. Sa correspondance avec le comte de Lionne prend alors je ne sais quelle teinte chagrine, toujours spirituelle il est vrai, tout empreinte d’un abattement déguisé par l’expression. « Je me contente de l’isolement, dit-il, quand il se faut passer des plaisirs. J’avois encore cinq ou six années à aimer la comédie, la musique, la bonne chère ; il faut se repaître de police, d’ordre, d’économie, et se faire un amusement languissant à considérer des vertus hollandaises peu animées. »

Cependant son parti était pris, et, renonçant à tout espoir de retour, il s’arrangeait déjà pour mourir entre Spinosa et Vossius, son ami de lettres, comme il l’appelait, quand le chevalier Temple lui apporta, en 1670, des lettres du comte d’Arlington, qui l’invitait à revenir à Londres, où Charles II lui offrait une pension de 300 livres sterling. C’était un coup de fortune pour le pauvre cadet de Normandie, dont les affaires s’étaient cruellement dérangées en France par suite de cette absence prolongée. Il accepta Londres « comme un milieu entre les courtisans français et les bourguemestres de Hollande, » et repassa la mer pour la dernière fois. À peine était-il en Angleterre,