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apporter des pipes. À la fin, on se sépare. Les uns cherchent à jouer ; les autres vont à Wite-Hall : je suis les derniers ; et quand le roi passe, je m’approche le plus que je puis de sa personne. Écoutez ma manière, madame ; elle est assurément fort noble. Sitôt que sa majesté parle à quelqu’un, je me mets de la conversation : cela n’a-t-il point d’effet, j’élève le ton de la voix. Tout le monde me regarde. J’entends qu’on se demande à l’oreille : « Qui est ce François-là ? — Le marquis de Bousignac, » dis-je assez haut pour être entendu. Ce beau procédé les étonne, et je me rends maître généreusement de la conversation. Le même soir, je vais chez la reine, où j’en fais autant. On ne parle pas la langue, mais on fait une révérence de certain air qui attire les yeux des belles ; et, sans vanité, on a je ne sais quoi de galant qui ne leur déplaît pas. Familier en moins de rien avec tous les grands seigneurs : mylord, mylord, mylord-duc, je ne sais que dire après ; mais il n’importe, la familiarité s’établit toujours. Je rends visite à toutes les dames qui parlent françois, et dis en passant quelque méchant mot anglois aux autres. La mylédy sourit pour le moins, et quelquefois il se fait de petites conversations, où l’on ne s’entend point, fort agréables. Voilà, monsieur, ce qu’il nous faut de l’Angleterre pour nos courtisans et pour nos dames, non pas des tombeaux de Westminster, non pas Oxford et Cambridge. »

À peine écloses, toutes ces fantaisies de Saint-Évremond passaient la mer et venaient en France faire les délices de la cour et de la ville. Pour l’auteur, il restait toujours sous le coup d’une espèce de proscription, et soit qu’il se fût endormi dans la société de ses amis de Londres, soit que ceux qu’il avait à Versailles et à Paris eussent craint de mettre trop de chaleur dans leurs démarches, sous les yeux de Colbert et de Le Tellier, quatre ans s’étaient écoulés déjà sans que son affaire eût fait un pas. L’ennui le prit alors, mais cet ennui profond et maladif qui ne se rencontre guère qu’en Angleterre et qui est un cas sérieux de mort, le spleen pour tout dire. Sa santé commençait à dépérir, et la fameuse peste de Londres, dont les premiers symptômes se faisaient sentir alors, allait l’emporter sans doute, quand les médecins le renvoyèrent en Hollande (1664).

Revenu à La Haye, Saint-Évremond retrouva toutes les ressources de sa philosophie douce et patiente. « Après avoir vécu dans la contrainte des cours, écrivait-il au marquis de Créqui, je me console d’achever ma vie dans la liberté d’une république, où, s’il n’y a rien à espérer, il n’y a pour le moins rien à craindre. Quand on est jeune,