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SAINT-ÉVREMOND.

ont été bues, on prend l’Album amicorum, et faisant la revue de ces grands hommes qui ont eu la bonté d’y mettre leurs noms, on boit leur santé copieusement. Nous avons aussi un journal où nous écrivons nos remarques à l’instant même que nous les faisons. Rarement nous attendons jusqu’au soir ; mais jamais voyageur allemand ne s’est couché sans avoir mis sur le papier ce qu’il a vu durant la journée. Il n’y a point de montagne renommée qu’il ne nous soit nécessaire de voir. Qu’il y ait de la neige ou non, il n’importe, il faut aller au haut, s’il est possible. Pour les rivières, nous en devons savoir la source, la largeur, la longueur du cours, combien elles ont de ponts, de passages, et particulièrement où elles se déchargent dans la mer. S’il reste quelque chose de l’antiquité, un morceau d’un ouvrage des Romains, la ruine d’un amphithéâtre, le débris d’un temple, quelques arches d’un pont, de simples piliers ; il faut tout voir. Je n’aurais pas fait d’ici à demain, si je voulais vous compter tout ce que nous remarquons dans chaque ville. »

En regard de cet original se dessine avec non moins de bonheur la figure impertinente d’un petit marquis français qui s’inquiète bien « de savoir l’original, la copie, l’antique, le moderne, et cent autres fadaises de cette nature-là. » Il ne fait pas métier de voyageur ; mais, si l’envie lui prend de l’être « dans l’inutilité de la paix, dans l’absence d’une maîtresse, dans une disgrace qui arrive à la cour pour une belle action, » il n’a pas affaire de marbres, de tombeaux, de statues : « on cherche à connaître les cours étrangères pour voir si on y peut faire quelque chose ; on cherche à pratiquer les honnêtes gens et les dames. » Notez que c’est un marquis de cour, marquis sans marquisat, « ce qui n’est bon que pour les vieux seigneurs de province, qu’on ne voit pas dans les cabinets, » un de ces marquis « qui se font eux-mêmes leur qualité, sans avoir besoin du roi pour cela. » Notre homme vient en Angleterre, par exemple ; voici sa manière de voir le pays :

« Je regarde l’ordinaire le plus proche de Wite-Hall, qui soit bon, et où viennent les plus honnêtes gens : j’y vais dîner trois ou quatre fois, pour en rencontrer quelques-uns et lier avec eux un peu d’amitié. Je bois durant le repas à leur santé, sans oublier la civilité angloise après avoir bu. Si on parle de la bonté des viandes, je tranche tout net pour le bœuf d’Angleterre contre celui de Paris ; les viandes rôties au beurre me semblent meilleures que les lardées. Je me crève de poudin, contre mon cœur, pour gagner celui des autres ; et s’il est question de fumer au sortir de table, je suis le premier à faire