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drapeau scientifique, pas même sous celui du scepticisme, mais philosophe de bon aloi, enfant légitime de Rabelais et de Montaigne, ces vieux interprètes du bon sens gaulois, et quelque peu père de Voltaire lui-même, quoique, en fils honteux, le patriarche de Ferney ait paru renier le courtisan de Louis XIV et de Charles II.

L’occasion, le caprice, le plaisir de pourchasser des ridicules, avaient inspiré à Saint-Évremond ses premiers essais, composés à l’aventure, dans ses momens perdus. Les loisirs de l’exil lui remirent la plume à la main. Reprenant à tête reposée ses premières études sur l’antiquité, l’ancien secrétaire du grand Condé mit à profit les souvenirs de ses lectures sous la tente, et, pour son entrée dans la littérature sérieuse, il écrivit le livre sans contredit le plus remarquable de critique historique au XVIIe siècle. Les cent pages qui nous restent de ses Réflexions sur les divers génies du peuple romain paraîtraient peut-être un peu passées de mode aujourd’hui, après les hardiesses aventureuses et les progrès de la mise en scène de l’école moderne ; mais, à l’époque de Rollin et de Crévier, elles ne pouvaient sortir que d’une tête admirablement organisée. Elles sont, pour le sens et l’intelligence historiques, bien au-dessus des phrases éloquentes de l’Histoire universelle, et, n’en déplaise au XVIIIe siècle, elles ont pu fournir à Montesquieu le cadre et l’idée première de son fameux Essai. Ajoutons que, comme œuvre de style, elles peuvent soutenir la comparaison avec les maîtres. Nous ne citerons qu’une page prise au hasard.

« Les premières guerres des Romains ont été très importantes à leur égard, mais peu mémorables si vous en exceptez quelques actions extraordinaires des particuliers… Considérant ces expéditions en elles-mêmes, on trouvera que c’étoient plutôt des tumultes que de véritables guerres et, à dire vrai, si les Lacédémoniens avoient vu l’espèce d’art militaire que pratiquoient les Romains en ces temps-là, je ne doute point qu’ils n’eussent pris pour des barbares des gens qui ôtoient la bride à leurs chevaux pour donner plus d’impétuosité à la cavalerie, des gens qui se reposoient de la sûreté de leur garde sur des oies et sur des chiens dont ils punissoient la paresse ou récompensoient la vigilance. Cette façon grossière de faire la guerre a duré assez long-temps. Les Romains ont fait même plusieurs conquêtes considérables avec une capacité médiocre. C’étoient des gens fort braves et peu entendus qui avoient à faire à des ennemis moins courageux et plus ignorans : mais, parce que les chefs s’appeloient des consuls, que les troupes se nommoient des légions, et les soldats des