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Mais à chacun son lot dans ce monde. Pendant que les éditions à la main de la comédie des Académistes se multipliaient dans le public, le gentilhomme auteur était déjà loin. Il avait suivi le duc d’Enghien sur les bords du Rhin, et prenait largement sa part de ces campagnes glorieuses qui devaient achever l’œuvre extérieure de Richelieu. À Nordlingen, Saint-Évremond, placé à la tête de son escadron, juste au pied d’une éminence qu’occupaient les ennemis, y soutint sans broncher, pendant trois heures, le feu de leur mousqueterie et d’une batterie de quatre pièces de campagne. Presque tout son monde y resta : lui-même fut atteint au genou gauche d’un coup de fauconneau qui le laissa près de six semaines entre la vie et la mort. À peine remis sur pied, il devint garde-malade à son tour. Le duc d’Enghien ayant été forcé de prendre le lit, à la suite des fatigues de la campagne, Saint-Évremond berça sa convalescence avec des lectures moins sérieuses cette fois que les autres. Pantagruel et Gargantua en firent d’abord les frais ; mais le langage parfois plus que populaire du curé de Meudon n’allait pas toujours à l’oreille princière du grand Condé, et le lecteur intelligent se rabattit sur Pétrone, débauché de cour dont le succès ne fut pas douteux.

Quatre années s’écoulèrent ainsi au bout desquelles cette double fraternité d’armes et de lettres entre le prince de la maison de Bourbon et le cadet normand vint tout à coup à se rompre d’une façon assez bizarre. « M. le prince, dit Desmaiseaux, se plaisait à chercher le ridicule des hommes, et il s’enfermait souvent avec le comte de Miossens et M. de Saint-Évremond, pour partager avec eux ce plaisir. Un jour, ces messieurs sortant d’une de ces conversations satiriques, il échappa à M. de Saint-Évremond de demander à M. de Miossens s’il croyait que son altesse, qui aimait si fort à découvrir le ridicule des autres, n’eût pas elle-même son ridicule, et ils convinrent que cette passion de chercher le ridicule des autres lui donnait un ridicule d’une espèce toute nouvelle. Cette idée leur parut si plaisante, qu’ils ne purent résister à la tentation de s’en divertir avec leurs amis. M. le prince en fut informé, et donna bientôt des marques de son ressentiment. Il ôta à M. de Saint-Évremond la lieutenance de ses gardes, et ne voulut plus avoir de liaison avec le comte de Miossens. »

Celui-ci prit bientôt sa revanche. Deux ans après, servant à la fois sa rancune et celle du Mazarin, il se chargea d’arrêter Condé et son frère, et les emmena prisonniers au donjon de Vincennes. Quant à Saint-Évremond, il alla retrouver tranquillement le manoir paternel,