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CRITIQUE LITTÉRAIRE.

et plusieurs avec originalité. Voilà donc à peu près quinze ans, terme moyen, qu’elle se développe en plein air et vit au soleil. Depuis quelque temps, il devient presque évident qu’elle subsiste et dure, mais ne se renouvelle plus. Les formes sont trouvées ; les louables productions, comme celle que nous avons annoncée, y rentrent plus ou moins. Les disciples, les maîtres même qui ont voulu sortir et agrandir en partant du milieu existant, n’ont guère réussi : on peut dire que pour cette école et son développement la formule de la courbe est donnée.

Quelle est aujourd’hui l’apparence d’ensemble, la classification des personnes, des individus marquans, telle qu’elle s’observe assez bien au regard ? Et quant aux choses, quel est le produit net, le bilan probable que, grace à Dieu ! on n’a pas encore déposé ?

Quant aux personnes, je fais trois groupes de poètes parmi ceux de ce temps, c’est-à-dire parmi ceux des vingt dernières années. J’entends surtout parler en ceci des poètes lyriques ou du moins non dramatiques ; je laisse le théâtre à part ; on verra tout à l’heure pourquoi.

Chateaubriand donc régnant au fond et apparaissant dans un demi-lointain majestueux comme notre moderne buste d’Homère, on a :

1o Hors ligne (et je ne prétends constater ici qu’une situation), Lamartine, Hugo, Béranger, — par le talent, la puissance, le renom et le bonheur ;

2o Un groupe assez nombreux, artiste et sensible, dont il serait aisé de dire bien des noms, même plusieurs de femmes ; de vrais artistes passionnés, plus ou moins originaux, mais qui n’ont pas complètement réussi, qui n’ont pas été au bout de leurs promesses, et qu’aussi la gloire publique n’a pas consacrés. J’en nommerais bien quelques-uns si je ne craignais (ô vanité humaine ! ô susceptibilité poétique !) de fâcher presque autant les nommés que les omis. Mais c’est sur eux, la plupart, que nous vivons dans cette série dès longtemps entreprise ; ce sont eux qui formeront en définitive le corps de réserve et d’élite de la poésie du XIXe siècle contre le choc du formidable avenir, et qui montreront que les gloires de quelques-uns n’ont pas été des exceptions ni des accidens. Je dirai d’un seul, M. Alfred de Musset, que s’il jetait souvent à la face du siècle d’étincelantes satires comme la dernière sur la Paresse, que s’il livrait plus souvent aux amis de l’idéal et du rêve des méditations comme sa Nuit de Mai, il serait peut-être en grande chance de faire infidélité à son groupe, et de passer, lui aussi, le plus jeune des glorieux, à l’auréole pleine et distincte.