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CRITIQUE LITTÉRAIRE.

des ballades qui terminent le volume et y font appendice ; elles prouvent de l’habileté, et ont même de la grace, mais l’accent y est moins original. Deux grandes pièces dans le volume donnent une plus haute idée du souffle et de la faculté du poète dans les sujets extérieurs : le Fragment, qui nous montre les chrétiens aux lions, et surtout le morceau intitulé le Poète, c’est-à-dire Homère.

Il était difficile, il pouvait sembler téméraire, après André Chénier, d’aborder dans un même cadre le mendiant sublime ; car, chez Mlle Bertin comme chez André, c’est tout simplement l’antique légende, l’Aveugle harmonieux, errant, arrivant dans quelque ville ou bourgade, et payant l’hospitalité par des chants. Cette donnée de la tradition a été surtout empruntée par Chénier à la fabuleuse Vie d’Homère, attribuée à Hérodote, et à l’hymne d’Apollon, attribué à Homère lui-même. En ce bel hymne, à propos des filles de Délos si gracieuses à charmer, on lit ce ravissant passage : « … Elles savent imiter les chants et les sons de voix de tous les hommes et chacun, à les écouter, se croirait entendre lui-même, tant leur voix s’adapte mélodieusement ! Mais allons, qu’Apollon avec Diane nous soit propice, et adieu, vous toutes ! Et souvenez-vous de moi dorénavant, lorsqu’ici viendra, après bien des traverses, quelqu’un des hôtes mortels, et qu’il vous demandera : « Ô jeunes filles, quel est pour vous le plus doux des chantres qui fréquentent ce lieu, et auquel de tous prenez-vous le plus de plaisir ? » Et vous toutes ensemble, répondez avec un doux respect : « C’est un homme aveugle ; et il habite dans Chio la pierreuse ; c’est lui dont les chants l’emportent à présent et à jamais ! » Et nous, en retour, nous porterons votre renom aussi loin que nous pourrons aller sur la terre à travers les villes populeuses ; et l’on nous croira, parce que c’est vrai. »

Dans l’Aveugle de Chénier, le procédé composite, que j’ai tant de fois signalé, se décèle particulièrement. Il se ressouvient donc à la fois de l’arrivée à Chio chez Glaucus[1], il se ressouvient de l’injure des habitans de Cymé. Dès le début, ces aboiemens des molosses dévorans nous reportent aussi à l’arrivée d’Ulysse chez Eumée ; plus loin, le palmier de Latone, auquel il compare les gracieux enfants, nous ramène vers Ulysse naufragé, s’adressant en paroles de miel a Nausicaa. Partout, enfin, chez lui, c’est une réminiscence vive, entre-croisée, puissante ; c’est, si je l’ose dire, un riche regain en pleine terre antique. Mlle Bertin, on le comprend, a serré de moins près les souvenirs classiques, et quelquefois, dans cette plus libre façon, elle

  1. Vie d’Homère, attribuée à Hérodote.