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HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE.

pas qu’en faisant à chaque philosophe une nécessité de son opinion, il l’affranchit de la responsabilité de ses erreurs, et qu’il s’interdit à lui-même le droit de condamner ces révoltes contre les principes sociaux, ces maladies morales qui éclatent toujours dans les époques tourmentées, et qui se traduisent dans la pratique par de grands désordres. Mais on aurait tort, avec lui, de batailler long-temps sur le terrain des principes. Nous inclinons à croire que souvent ce qui paraît dans sa bouche une assertion dogmatique n’est qu’une forme habituelle de son langage, et que, dans ses derniers volumes surtout, les réminiscences de son ancienne philosophie sont involontaires.

Malgré le grand nombre des opinions ainsi hasardées, l’appréciation des idées et des mœurs forme la partie saillante et originale de l’Histoire de France. Il n’y a pas à craindre avec M. Michelet l’ennuyeuse symétrie qui a une case étiquetée pour chaque ordre de faits. Études, croyances, arts, industrie, usages, modes, travers, anecdotes, tout ce qui occupe le monde lui fournit des fils, qu’il conduit avec une merveilleuse adresse dans sa trame aux mille nuances. On croirait, comme dans un journal, trouver au-dessous du grave exposé politique le capricieux feuilleton. Une peinture de la société féodale et chevaleresque nous transporte au milieu d’une fourmilière de moines, divers par la couleur comme par les instincts ; vous distinguez surtout les franciscains, « ces apôtres effrénés de la grace, courant partout pieds nus, jouant tous les mystères dans leurs sermons, traînant après eux les femmes et les enfans, riant à Noël, pleurant le vendredi saint, développant sans retenue tout ce que le christianisme a d’élémens dramatiques. » Pendant ce temps, les universités discutent jusqu’à la fureur, les cathédrales s’élèvent, les donjons s’embellissent, le négoce s’organise, la poésie court le monde, représentée par les troubadours. Mais cette vitalité exubérante engendre la fièvre, une fièvre mortelle. L’atmosphère s’assombrit, l’abattement décompose toutes les figures ; chacun s’isole, les passions politiques font silence. C’est la peste noire, qui entasse des morts par toute la chrétienté. Le monde féodal croit à sa fin prochaine. À qui s’en prendre de ce fléau ? On se jette avec fureur sur les juifs, sur les lépreux ; on verse à grands flots le sang impur, sans que Dieu suspende sa colère. Le peuple au désespoir tourne sa rage contre lui-même ; des processions de flagellans, dépouillés jusqu’à la ceinture, traînant des croix rouges, vont de ville en ville en chantant des cantiques lugubres, et en s’arrêtant sur les places pour se déchirer l’un l’autre avec des fouets armés de pointes de fer. Le fléau s’apaise enfin, après avoir dévoré