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HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE.

pieuse extase. Alors un vieux gentilhomme, qui a observé sans mot dire toutes ces choses étranges, se sent illuminé tout à coup. Il prend dans sa main la main de Jeanne, et jure par sa foi de la conduire au roi Charles. L’élan est donné : les paysans de Vaucouleurs se cotisent pour équiper l’héroïne. Il lui reste encore une épreuve à subir, la plus cruelle de toutes. À l’instant du départ, son père désolé, sa bonne vieille mère, le frère, les deux sœurs, toutes les amies, et sans doute le fiancé, font les derniers efforts pour retenir celle qui est tant aimée. Ils supplient, ils ordonnent, ils menacent en vain. L’ordre est positif. La pauvre victime doit partir, à son grand regret, car elle aimerait bien mieux, ce sont ses propres paroles, les gais propos de la veillée que le fracas de la guerre, et une quenouille à filer auprès de sa mère qu’une lourde épée tachée de sang. Elle part donc sous la sauvegarde du vieux chevalier qui s’est voué à son service, et accompagnée de cinq à six hommes, qui la suivent, les uns par sympathie, les autres par curiosité, tous avec respect. Le trajet est long et périlleux : il faut traverser en plein hiver un pays sans ressources, parcouru dans tous les sens par les Anglais, les Bourguignons et des brigands sans patrie, plus dangereux encore que l’étranger. Malgré tout, on est sans crainte, car déjà on a compris que Dieu veille sur un peuple qui est à lui, et que la France est sauvée !

Est-ce une fiction que nous venons d’analyser ? Ces détails touchans, qui font concourir toute une population à l’effet d’un drame, sont-ils des combinaisons de romancier ? Non, c’est là de l’histoire dont chaque trait est justifié en note par des témoignages valables. Notre but, en résumant quelques-unes des pages consacrées à Jeanne d’Arc, a été de montrer avec quel bonheur M. Michelet sait découvrir dans le bavardage diffus d’une chronique, dans un acte juridique, dans l’écrit le plus insignifiant en apparence, le mot qu’enferme le sentiment sympathique, l’incident qui fait tableau. Il y a dans chaque talent une nuance aimée du public ; si on veut apprécier celle qui a fait le succès de M. Michelet, il faut lire en entier ce bel épisode de la Pucelle, qui compose la moitié du cinquième volume. Il se peut qu’il y ait des taches dans une pièce de cette étendue ; mais nous avouons franchement ne les avoir pas remarquées : nous plaignons les critiques qui peuvent résister à l’émotion et suspendre une lecture entraînante pour constater des imperfections de détail.

Chaque historien, en prenant son point de vue, choisit dans le passé un aspect qu’il préfère, et que son œuvre réfléchit avec un éclat souvent nuisible aux autres faces du sujet. La faculté intuitive,