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HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE.

On n’avait montré dans Luther que l’antagoniste de Rome, l’émancipateur de l’Allemagne. Le nouveau biographe a cherché l’homme sous le héros ; il a donné sa vie entière, ses combats, ses doutes, ses tentations, ses consolations ; il le montre souvent à blâmer, plus souvent à plaindre, toujours respectable, parce qu’il est naïf et convaincu. Il fallait la faculté divinatoire de M. Michelet et le prestige de son style pour représenter aussi bien « les guerres spirituelles que se livrait en lui-même l’homme au moyen-âge, les douloureux mystères d’une vie abstinente et fantastique, tant de combats terribles qui ont passé sans bruit et sans mémoire entre les murs et les sombres vitraux de la pauvre cellule du moine. » L’impression a dû être bien profonde, puisque Luther, au milieu de sa triomphante révolte, reste moine en dépit de lui-même, avec les petitesses et les misères du froc. Il croit au diable, ce révolutionnaire, et il en a peur ; il le voit partout : « Les fous, les boiteux, les aveugles, les muets, sont, dit-il, des hommes chez qui les démons se sont établis. » Il ne tient pas à lui qu’on ne jette à l’eau un pauvre enfant de douze ans, idiot et glouton, qu’il dénonce comme un fils de Satan. Même inconséquence dans ses combats théologiques. Il nie le libre arbitre, et proclame le droit d’examen individuel, comme si on pouvait choisir quand on n’est pas maître de son jugement. Il proteste contre l’autorité traditionnelle, et se pose, à l’égard de ses disciples, en autorité infaillible ; il veut qu’on traite « comme des chiens enragés » les paysans qui ont pris au sérieux la liberté évangélique, et la sollicitent les armes à la main. Débordé de toutes parts, oublié comme un instrument inutile par les princes dont il a servi les passions, il rentre dans un triste silence ; il croit à la fin prochaine du monde et meurt dans le découragement.

La figure de Luther, prise ainsi sur le fait, est loin d’être imposante. En comparant l’impression que laissent ses prétendus Mémoires au souvenir des grands résultats dont on lui fait honneur, on est autorisé à croire que son nom seulement a été le mot d’ordre d’une révolution inévitable. Ainsi se trouverait instillée la théorie qui nous présente les hommes célèbres comme des types auxquels on peut rapporter l’œuvre instinctive d’une population. Quoique M. Michelet n’ait pas énoncé cette conclusion, il est probable qu’il l’a acceptée. Nous avons toutefois une raison pour n’y pas souscrire. Il y a une distinction fondamentale à établir dans l’estimation des personnages historiques. Avant de se prononcer sur leur compte, il faut les distribuer en deux classes : — d’un côté, ceux qui font preuve de force en édifiant, en amé-