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la bonne foi. Que ses impressions soient variables, il se peut : du moins elles sont toujours sincères, et, s’il rencontre l’erreur, c’est qu’il fait fausse route en cherchant le vrai. De 1828 à 1835, le consciencieux disciple de Vico éprouve le besoin de vérifier un des axiomes fondamentaux de la science nouvelle. Il importait d’apprécier sans illusion l’action réciproque du génie individuel sur la foule, et de la foule sur le génie individuel ; de voir si les grands hommes ont le droit souverain de l’initiative, ou s’ils ne sont que les éditeurs privilégiés de l’œuvre populaire. Pour que l’expérience fût décisive, il fallait « choisir un homme qui eût été homme à la plus haute puissance, un individu qui fût à la fois une personne réelle et une idée, un homme de pensée et d’action, dont la vie fût connue tout entière et dans le plus grand détail. » M. Michelet expérimenta sur le géant du XVIe siècle, ce Samson aveuglé qui, en renversant les piliers du temple, s’écrasa lui-même sous les décombres. Des lectures de plusieurs années eurent pour résultat deux volumes publiés en 1835, sous ce titre : Mémoires de Luther. Si le réformateur n’a pas laissé de mémoires, il en a du moins préparé les élémens ; ils sont répandus dans ses écrits polémiques, dans sa volumineuse correspondance, et surtout dans ces bulletins journaliers où les disciples consignaient pieusement toutes les paroles du maître, depuis les saillies lumineuses jusqu’aux propos insignifians. M. Michelet a rassemblé, traduit, coordonné tous les passages dignes d’attention ; il n’a ajouté que ce qui était strictement nécessaire pour cimenter les matériaux. C’est Luther qui parle et se dévoile lui-même : « confessions négligées, éparses, involontaires, et d’autant plus vraies. » Au point de vue littéraire, le procédé de l’éditeur a soulevé quelques critiques. On a trouvé bizarre que, parmi les citations de Luther, les unes fussent enchâssées de façon à former le fond du récit, et les autres rejetées en note à la fin du volume ; et comme l’impression définitive est peu favorable au héros du protestantisme, les personnes blessées dans leurs sympathies ont dû concevoir une opinion défavorable au livre. Si la sincérité de M. Michelet nous paraissait moins évidente, nous serions tenté de croire qu’il a sacrifié Luther à des combinaisons dramatiques ; car il est vraiment surprenant de trouver dans la vie d’un sombre théologien un intérêt si varié, un si grand charme de lecture. L’auteur lui-même semble s’être effrayé de ce contraste, et il s’est empressé de déclarer qu’il offrait à un public grave, non pas un roman, mais une sérieuse et consciencieuse histoire.