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HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE.

symbolisons à notre insu, lorsque nous pressons la main d’un ami en signe d’effusion. Ce moyen d’expression, qui supplée à l’insuffisance de la langue parlée, est plus ordinaire aux enfans qu’aux hommes faits, aux êtres incultes qu’aux esprits exercés. De même, dans l’enfance des sociétés et avant l’usage de l’écriture, il faut une langue particulière pour perpétuer le souvenir des actes civils, qui sont les transactions d’homme à homme, et des actes religieux, qui sont les transactions de l’homme avec Dieu. Cette langue n’est pas autre chose qu’un cérémonial saisissant ; c’est pour ainsi dire une écriture hiéroglyphique dont les signes sont réels et animés, à défaut d’une écriture usuelle et grammaticale. Chez les anciens Romains, ce symbolisme juridique donnait lieu à une pantomime très expressive, qui devait accompagner les actes de la vie publique. Le peu de paroles qu’on y prononçait étaient soumises à un rhythme sacramentel et à des formules mystérieuses. Ces formalités étaient appelées actus legitimi, parce que les transactions n’étaient réputées légitimes que lorsque les actes avaient été religieusement accomplis. Citons quelques exemples de ce symbolisme juridique. « Stipuler (de stipula, fétu), c’est lever de terre une paille, puis la rejeter à terre en disant : Par cette paille j’abandonne tout droit, et ainsi doit faire l’autre, lequel prendra la paille et la conservera. » La scène du bâton blanc ou déguerpissement (abandon des biens) pour cause d’insolvabilité était d’origine romaine, et elle passa dans le droit germanique sous le nom de chrenechrude. Le débiteur dépossédé devait partir avec un bâton blanc à la main, et telle est l’origine du proverbe qu’on applique encore à ceux qui restent dans un complet dénuement. Les investitures féodales, par l’épée, par l’anneau ou par la crosse, avaient une signification mystique. Enfin les exemples de ce genre, applicables à tous les actes authentiques, sont tellement nombreux que M. Michelet a pu en former un volume très gros, en s’excusant d’avoir été extrêmement incomplet.

Les actes légitimes ont-ils la portée philosophique qui leur est attribuée ? Sont-ils un sûr indice du génie des peuples ? L’oracle de M. Michelet, Vico, n’hésite pas à l’affirmer. Habitué à comparer le développement des nations à la croissance physique des individus, il considère le symbolisme primitif en droit, en religion et en histoire, comme la gesticulation enfantine qui précède le langage. Les plaideurs du forum n’eussent-ils pas été un peu surpris d’apprendre qu’ils faisaient de la poésie naturelle en jouant ce qu’ils appelaient avec dédain les vieilles comédies juridiques, antiqui juris fabulas ?