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HISTORIENS MODERNES DE LA FRANCE.

cevons dans une théocratie comme celles de l’Orient, et sous l’influence d’une civilisation déjà avancée ; mais, dans le Latium, les ministres de la religion étaient les chefs des grandes familles, des guerriers pillards, de rudes agriculteurs, assez éloignés de cette disposition d’esprit qui fait éclore l’abstraction. Que les Romains des siècles éclairés eussent perdu le sens des anciens symboles, on le conçoit ; mais qu’ils eussent ignoré que leurs ancêtres fussent dans l’habitude de symboliser, voilà ce qui est peu croyable. Notre défiance augmente quand nous voyons l’auteur découvrir des symboles au milieu des époques les plus prosaïques. Dans la dernière scène de son livre, la mort de la belle Cléopâtre, l’aspic classique devient un symbole mystérieux et profond. « Le mythe oriental du serpent, que nous trouvons déjà dans les plus vieilles traditions de l’Asie, reparaît ainsi à son dernier âge. L’aspic qui tue et délivre Cléopâtre ferme la longue domination du vieux dragon oriental. Ce monde sensuel, ce monde de la chair, meurt pour ressusciter plus pur dans le christianisme, dans le mahométisme, qui se partageront l’Europe et l’Asie. » Une page d’un autre ouvrage[1], qui doit avoir été écrite vers la même époque, offre un exemple non moins piquant de l’étrange préoccupation où se trouvait alors M. Michelet. « Le fameux Attila, dit-il, apparaît dans les traditions moins comme un personnage historique que comme un mythe vague et terrible, symbole et souvenir d’une destruction immense ; » et plus loin il ajoute avec une sorte de désappointement « On douterait qu’il eût existé comme homme, si tous les auteurs du Ve siècle ne s’accordaient là-dessus, si Priscus ne nous disait avec terreur qu’il l’a vu en face. »

En résumé, pour la partie obscure des annales de Rome, quelle que soit la valeur réelle des diverses conjectures que nous venons de rapporter, nous avouerons qu’elles ont un air de vraisemblance qui les recommande aux esprits attentifs, et qu’il n’est plus possible d’étudier l’histoire romaine sans se mettre au point de vue de Niebuhr et sans prendre en considération les travaux de M. Michelet. Quant aux derniers siècles de la république, dont l’histoire a été transmise par des témoins contemporains, nous ne savons pas en quel sens M. Michelet a pu dire que tout restait à faire. Nous croyons qu’il s’abuse s’il pense avoir compris le premier le sens des textes et la portée des évènemens. La décadence du patriciat, la formation d’une aristocratie financière, la politique du sénat, l’avidité de la bourgeoisie équestre,

  1. Histoire de France, tom. Ier, pag. 183.