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richesses, Servius indique une révolution démocratique, et dans la fille de ce roi vénérable, dans cette horrible Tullia qui fait passer son char sur le corps de son père, il faut voir une partie des plébéiens, qui, quoique élevés à la vie politique par les institutions nouvelles, appellent les Tarquiniens étrusques à Rome, et s’unissent à eux pour tuer la liberté publique.

Les récits de Tite-Live ayant été ainsi quintessenciés, il en reste une somme d’idées abstraites dont M. Michelet s’empare, et dont il se sert comme d’une seconde vue, pour voir dans la nuit des temps. Abordant enfin l’histoire probable de Rome, il fait de cette ville une cité pélasgo-étrusque, envahie et subjuguée par les montagnards sabins, héroïques brigands qui perpétuent long-temps leur race par des enlèvemens périodiques de femmes, d’esclaves, de bestiaux et de moissons. « Les anciens habitans de Rome, soumis par les Sabins, mais sans cesse fortifiés par les étrangers qui se réfugiaient dans le grand asile, durent se relever peu à peu. Ils eurent un chef lorsqu’un Lucumon de Tarquinies (Tarquin-l’Ancien) vint s’établir parmi eux. » Mais l’aristocratie étrusque est elle-même ébranlée. Le client d’un noble de l’Étrurie, ce Mastarna à qui les Romains ont donné le nom symbolique de Servius, s’empare du pouvoir à Rome, et fait prévaloir l’influence populaire. Au sein de la cité romaine, trois partis sont en présence : celui des plébéiens latins, qui forment le fond de la population, celui des dominateurs étrusques originaires de Tarquinies, et celui de la noblesse sabine, qui représente la caste militaire. La révolution fatale aux Tarquiniens tourne au profit des Sabins, qui s’affermissent en constituant vigoureusement le patriciat. Alors commence, avec la période consulaire, la conquête lente et successive des droits arrachés par le peuple à l’aristocratie.

Rien de plus ingénieux, de plus séduisant que de telles hypothèses, surtout lorsqu’elles sont présentées avec un rare talent d’exposition. Il n’y a qu’un malheur : c’est que l’histoire ainsi faite échappe à toute vérification sérieuse. La critique isolée doit se récuser humblement. Si l’on tenait à savoir jusqu’à quel point cette vision apocalyptique est conciliable avec les textes, les monumens et les probabilités, il faudrait pouvoir emprunter des moyens de contrôle à tous les ordres de connaissances ; il faudrait un congrès scientifique présidé par un savant à l’esprit sain et inflexible, par un Fréret ou un Letronne. Nous hasarderons une seule objection. Il nous semble qu’une symbolisation systématique, embrassant comme une vaste épopée les annales de plusieurs siècles, ne peut pas être l’effet du hasard. Nous la con-