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l’histoire du monde est la manifestation successive de cette force diffuse que les panthéistes appellent la raison divine. Chaque civilisation est le développement d’une idée particulière de cette raison suprême. L’idée, dont chaque peuple devient l’expression vivante, est une sorte d’ame qui anime le corps social dans toutes ses parties ; l’idée étant épuisée, l’ame s’évanouit, le corps meurt. Suivant cette conception, Dieu, l’homme et la nature ne forment qu’un tout dont chaque partie est nécessaire aux autres, et les phénomènes naturels et historiques ne sont plus que des évolutions de la substance infinie. Quatre idées de la raison divine ont produit les quatre grandes civilisations : le monde oriental, dans lequel la substance, comme si elle n’avait pas encore conscience d’elle-même, sommeille dans sa mystérieuse immobilité ; le monde grec, qui représente au contraire la variété, le mouvement, l’examen, le dégagement de l’esprit échappant à la matière ; le monde romain, qui, recevant dans son sein le génie étrusque et le génie grec, l’Orient et l’Occident, a pour principe d’existence l’antagonisme de l’immobilité et du mouvement, la lutte de la nécessité et de la liberté ; le monde germanique ou moderne, qui est destiné à voir le glorieux triomphe de la raison universelle, commençant enfin à se comprendre elle-même. La plus remarquable tentative pour ajuster les faits à l’idéalisme de Hegel est l’Histoire du droit de succession, de Gans[1], qui a prétendu expliquer comment l’idée particulière à chaque peuple, le principe divin de chaque civilisation a modifié la transmission de la propriété. Nous trouvons dans un des ouvrages de M. Michelet[2] un fragment de Gans qui nous paraît le beau idéal de l’histoire idéalisée ; c’est une série d’aphorismes qui résument l’histoire romaine, et dont on nous pardonnera de citer quelques lignes. « Le monde romain, dit l’auteur allemand, est le monde où combattent le fini et l’infini, la généralité abstraite et la personnalité libre. Patriciens, côté de la religion et de l’infini ; plébéiens, côté du fini. Tout infini forcé d’être en contact avec le fini, et qui ne le reconnaît et ne le contient pas, n’est qu’un mauvais infini, fini lui-même. » Après un enchaînement d’axiomes semblables (il y en a trois pages), qui idéalisent toutes les phases de la période républicaine, on arrive à ce dénouement : « Le peuple vainqueur, le fini, force le mauvais infini, le patricien, à reconnaître qu’il n’est lui-

  1. À ce sujet, nous avons relu une intéressante analyse des travaux de Gans, dans l’Introduction à la science du droit, de M. Lerminier, qui a su donner à une bienveillante exposition le piquant et la portée d’une critique.
  2. Dans l’appendice de son Histoire romaine.