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sergens et des procureurs. Les plus tristes jours dans la vie des peuples sont ceux où l’action des hommes vraiment supérieurs se fait le moins sentir ; et, pour preuve, ne pourrait-on pas citer l’époque présente ? On remarque aujourd’hui un grand mouvement d’idées, une émulation opiniâtre, une rare diffusion de connaissances ; il y a peu de spécialités qui ne possèdent des hommes éminens ; néanmoins avouons-le, de ce concert d’efforts, de tant de voix graves ou éclatantes, il ne résulte qu’un bruissement confus et sans portée. On est fatigué, et on en convient ; l’éloge est une monnaie que chacun donne ou reçoit ; mais qui n’enrichit personne ; on ne sait quel frisson de malaise traverse tous les enthousiasmes, on parle beaucoup de l’avenir, et on doute du lendemain. Que lui manque-t-il donc, à cette époque fière et souffreteuse, si ennuyée de ses progrès, si mesquine dans son opulence ? N’est-ce pas qu’il y a faute aujourd’hui d’individualités fortes, d’esprits fermes et résistans ? N’est-ce pas qu’il nous faudrait surtout quelqu’une de ces intelligences souveraines dont la foule n’ose pas récuser la domination ?

Pour M. Michelet, Vico fut un révélateur. Les pages qu’il lui a consacrées dans ses premiers ouvrages sont moins une adhésion motivée que des actes de foi. « Tous les géans de la critique, disait-il en 1831, dans la préface de son Histoire romaine, tiennent déjà, et à l’aise, dans ce petit pandœmonium de la Scienza nuova. » Malheureusement il y avait en germe, dans ce même pandœmonium, tous les défauts qui ont long-temps faussé l’essor d’un talent remarquable. Ce fatalisme qui explique toujours les faits par une nécessité providentielle, l’amoindrissement systématique des grands hommes au profit des masses, la transformation des individus en mythes et des faits en symboles, l’audacieuse interprétation, les vagues généralités, sont autant d’habitudes contractées à l’école de Vico. Ces premières impressions sont pour M. Michelet une fatalité contre laquelle nous devons le voir long-temps se débattre. Dans sa première période, il éprouve un embarras visible pour concilier les faits avec ses idées préconçues ; il ne cesse de tourmenter sa théorie pour l’élargir suffisamment. Il faut qu’il arrive à cette époque où les documens deviennent abondans et formels pour être désabusé, sinon complètement affranchi, et pour s’en tenir à ce qu’il appelle aujourd’hui sa vraie méthode, c’est-à-dire à la vérification des actes par les chroniques, des chroniques par les monumens et les pièces officielles. L’idéalisation téméraire, quand elle reparaît, n’est plus alors qu’une habitude de jeunesse qui perd chaque jour de son empire, et laisse entrevoir une période de parfaite