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UNE COURSE DANS L’ASIE MINEURE.

telas qui ne doit être redoutable qu’aux poules destinées à nos soupers : trop heureux Marchand, quand je lui permets de ceindre le sabre d’ordinaire suspendu au pommeau de ma selle ! Il va et vient d’un air qu’il s’efforce de rendre affairé, et, comme beaucoup de gens, il est d’autant plus disposé à faire l’important qu’il se sent plus inutile. Ainsi accoutrés, et la pluie menaçant, nous nous mettons en route. Nous traversons d’abord lentement les rues étroites et tortueuses de la ville de Smyrne, auprès desquelles nos rues de la Cité sont d’une largeur fort honnête ; assez embarrassés quand dans ces rues, dont un grand nombre pourraient bien s’appeler des allées, nous trouvons des files de chameaux, ce qui arrive sans cesse. Nous passons par le quartier turc, entre deux rangs de fumeurs assis ou accroupis devant les cafés, et nous arrivons ainsi sur la hauteur qui domine la ville de Smyrne. Ahmet se retourne selon l’usage turc, disant solennellement : Ouroular, bon voyage, et nous voilà partis.

Le premier jour, nous sommes tout entiers à l’étonnement que nous cause la nouveauté de notre situation, entrant dans un pays qui nous est entièrement inconnu, et, sauf deux ou trois points de notre route, n’ayant aucune idée de ce que nous allons rencontrer. Ce furent d’abord quelques collines assez rocailleuses, égayées de loin en loin par un peu de verdure. À notre gauche, de belles montagnes, presque point d’habitations ; de loin en loin, des Turcs voyageant comme nous à cheval et bien armés. Pour la première fois nous avions le plaisir de nous sentir en Orient, et ce plaisir était assez vif parce qu’il était nouveau ; maintenant qu’il s’est usé par la répétition des mêmes scènes, j’ai peine à comprendre le charme mêlé d’un peu d’inquiétude que j’éprouvais à voir s’avancer ces hommes à figures basanées ou noires, qui passaient silencieusement en laissant tomber sur moi un impassible regard, et pour lesquels j’étais si complètement un étranger, plus qu’un étranger, un infidèle, presque un ennemi. J’aimais à voir les caravanes de chameaux défiler lentement près de nous, ou dessiner à l’horizon sur le ciel la silhouette de leurs longs cous et la ligne bizarre de leurs dos, à écouter le son grave des clochettes qu’ils balancent en marchant d’un air à la fois majestueux et stupide, assez semblable à l’expression du visage des Osmanlis. Du reste, une certaine tristesse d’imagination se mêlait à ce sentiment du lointain, de l’isolement et de la solitude.

Vers le soir, nous passâmes près des montagnes de Claros. Ce nom harmonieux me rappelait que ce pays, aujourd’hui turc, avait été grec ; que cette terre, aujourd’hui presque abandonnée, avait été le