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REVUE DES DEUX MONDES.

Ayant une quinzaine de jours devant nous, Mérimée et moi, nous formâmes le projet d’aller de Smyrne à Éphèse, de pousser jusqu’à Magnésie sur le Méandre, où les ruines du temple ionique de Diane offraient une tentation puissante à notre ami, grand amateur et vrai connaisseur en fait d’architecture hellénique, puis de gagner Sardes, où il y avait encore des chapiteaux ioniques à voir, et de revenir de Sardes à Smyrne. Ce voyage, qui n’est pas considérable, avait bien pour nous ses difficultés ; nous ne trouvions personne à Smyrne qui eût été directement de Magnésie à Sardes, les guides qui connaissaient le chemin étaient absens ou malades ; le seul que put nous procurer l’infatigable obligeance de M. le baron de Nerciat n’était jamais allé plus loin qu’Éphèse. Ce guide nous fut recommandé comme Français, mais il n’avait de français que le nom, Marchand, comme le valet de chambre de Napoléon : du reste, une étrange figure qui tenait du Juif, du Turc et du nègre ; parlant fort bien le turc et le grec, mais le français très peu. Force nous fut de nous mettre en route avec ce singulier personnage et le postillon turc Ahmet, qui, lui non plus, n’avait jamais entendu parler de Sardes. Nous voilà donc partis à la grace de Dieu, pour faire une centaine de lieues dans un pays dont nous ne connaissions pas la langue, avec des guides qui ne connaissaient pas le chemin.

Sur le cheval qui marche à la tête de notre petite caravane est Ahmet, garçon d’une jolie figure, d’une égalité d’humeur inaltérable, avec un certain air de dandy turc et le flegme à toute épreuve d’un vrai musulman, le turban sur le côté de la tête, poignard et pistolets à la ceinture, et, en manière de bottes de postillon, de grands pantalons de laine brodée qui ne couvrent que le devant de la jambe et tombent sur le pied ; il tient négligemment la bride du cheval qui porte les bagages. Nous suivons sur des montures d’assez pauvre apparence. Nous nous sommes pourvus d’armes offensives, porte-respect dont nous n’aurons pas à nous servir, mais qui fait partie du costume de voyage et tient lieu de passeport ; je me trompe, nous avons un bouiourdi, délivré par le pacha de Smyrne (on nomme ainsi le firman que donnent les autorités locales), et deux tchéskerés, avec nos signalemens. Celui de Mérimée porte : cheveux de tourterelle et yeux de lion. Comment pourrait-on se tromper sur l’identité d’un voyageur aussi bien caractérisé ? Enfin, tantôt derrière nous, tantôt sur nos flancs, tantôt en tête à côté du postillon, trotte l’honnête Marchand en veste noire et pantalon noir un peu blanchi par le temps, le fez rouge sur la tête, les guêtres de cuir aux jambes, à la ceinture un cou-