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c’est elles-mêmes qu’elles défendent, elles sont toutes des comtesses Almaviva. Et il ajoutait malignement : Preuve que la comtesse est innocente ! Qui aurait osé soutenir le contraire ? Les maris, les femmes ou les célibataires ? Je frémis de penser que M. Scribe, si on le réduisait à faire une préface, ferait peut-être valoir quelque argument analogue.

La pièce d’ailleurs est très bien jouée par Mlle Plessy, Menjaud, Samson, Régnier et Mlle Doze. Menjaud, chargé du rôle délicat de Saint-Géran, m’a paru irréprochable. Je demanderai à Samson et à Régnier s’ils n’exagèrent pas leur jeu après la découverte du secret d’Émeric. Ce tremblement, ce balbutiement, ce visage renversé, tout ce trouble enfin peut faire rire, mais il faut prendre garde que Saint-Géran est là, et que de si grandes marques d’étonnement et de frayeur devraient lui faire soupçonner quelque chose. En cet endroit, vous rendez votre rôle fort comique, mais n’est-ce pas aux dépens de la vérité ?

Quelle est en définitive la valeur littéraire de l’œuvre de M. Scribe ? quel rang doit-on lui assigner parmi les productions dramatiques ? On a dit que nos grands écrivains comiques avaient épuisé tous les caractères, au moins les caractères marqués, et par cela plus propres à la scène ; il ne reste donc plus à leurs successeurs que les nuances et les demi-teintes. Il est bien probable que, si Molière ressuscitait, il trouverait moyen de faire jaillir de notre société nouvelle quelque caractère nouveau, mais aussi c’est Molière. De cette haute comédie qui a fourni le Misanthrope et Tartufe, M. Scribe n’a voulu prendre que les dimensions matérielles, pour ainsi dire : il a gardé la division en cinq actes et aux vers substitué la prose. Quant au fonds, il s’est composé un apanage particulier, dont une partie est empruntée à ses devanciers et dont l’autre lui appartient. Les analyses microscopiques de Marivaux ne pouvaient défrayer qu’un drame de peu d’étendue ; M. Scribe, en s’emparant de ce moyen, l’a développé et fortifié. Il ne se borne pas à scruter le cœur de Dorante et celui d’Araminte et à en retracer l’histoire ; il porte son regard sur notre société ; il fait contraster, à défaut des caractères, les positions sociales : c’est un mélange savamment tempéré d’intrigue, de passion, de finesse et d’esprit. Le drame de M. Scribe ne se meut point à l’aide de deux ou trois grands ressorts, bien francs, bien solides ; au contraire, c’est une multitude de petits ressorts d’une souplesse infinie, dont l’agencement fait admirer la dextérité de l’ouvrier. Il est vrai que dans le nombre il s’en rencontre quelques-uns d’un métal moins poli, d’une fabrique plus vulgaire, des ressorts de hasard que, pour aller plus vite, l’auteur a pris tels qu’il les a trouvés sous sa main ; mais ceux-là sont habilement dissimulés sous les autres, et il faut, pour les démêler, une attention dont ne sont pas toujours capables les yeux séduits par l’artifice de l’ensemble. M. Scribe possède donc de plus que Marivaux l’art des incidens, dans lequel il est passé maître ; c’est par là qu’il brille et qu’il plaît, mais cette perfection travaillée des détails nuit à la chaleur de l’œuvre totale. Dans toutes les pièces de M. Scribe, on sent que l’intrigue s’est lentement élaborée dans le cerveau de l’auteur : il y manque cette verve de conception qui se fait sentir dans Beaumarchais, cette pensée qui, chez l’auteur du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro, traverse impétueusement l’ouvrage et en fixe d’abord les deux pôles.

On a reproché à M. Scribe l’abondance des paroles et la prolixité du dia-