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se résigne à n’être plus aimée ; elle subit plutôt encore qu’elle n’accepte la théorie des faits accomplis, et s’embarque pour l’Amérique avec son mari.

La comédie que nous venons d’analyser rapidement ne manque pas d’observation à la fois fine et vraie. Il y en a beaucoup, par exemple, et de la plus gaie, dans le rôle accessoire d’un jeune avoué, Hector Balandard. On doit regretter seulement que M. Scribe ne se préoccupe pas plus d’unir à son rare talent d’observateur les qualités de l’écrivain. L’auteur d’Une Chaîne ne paraît pas comprendre assez l’importance qui s’attache dans une œuvre littéraire à la question du style. Sa comédie est souvent écrite avec négligence. On est fâché d’avoir à relever ce défaut dans un ouvrage si plein d’esprit et de verve.

M. Scribe avait à résoudre dans sa comédie un difficile problème : à l’exception de Mme de Saint-Géran, aucun de ses personnages ne nous attache bien vivement. Peut-on s’intéresser à Émeric, de qui la faiblesse n’est point rachetée par la passion, et va par momens jusqu’à la lâcheté ? Aline est une petite fille sans conséquence ; l’avoué Balandard ne tient pas essentiellement au fond et n’est guère là que pour égayer la pièce ; Saint-Géran est si content de son sort, qu’il n’y a pas lieu de le plaindre. Qu’est-ce donc qui attache et retient le spectateur ? La curiosité : voilà tout ; mais c’est quelque chose. Oui, certes, c’est quelque chose d’amuser pendant toute une soirée le public de notre temps. Néanmoins doit-on sacrifier autant pour atteindre ce résultat ? Non, sans doute, et je ne dissimulerai pas un reproche sérieux que mérite la comédie de M. Scribe.

Je ne suis pas de ceux qui soutiennent que la comédie doit être l’école des mœurs ; non, ceux qui n’auront d’autre maîtres de morale que la comédie seront nécessairement formés sur un méchant modèle, et Valère, Éraste, Clitandre, non plus que Géronte et Sganarelle, et Lisette et Crispin, ne sont des précepteurs suffisans pour la jeunesse. Mais encore, s’ils ne sont pas tenus d’enseigner la vertu, au moins ne doivent-ils pas prêcher et encourager le vice. Et, remarquez-le bien, la comédie de nos jours a changé de caractère : le comique franc et joyeux n’existe plus ; cependant la plaisanterie, la charge admirable de Molière ou de Regnard sauvait bien des choses. Un fils vole son père, un neveu vole son oncle, Angélique trompe George Dandin, cela est bon pour rire, encore tout le monde n’en riait-il pas. D’ailleurs, il était convenu que c’étaient là des mœurs exagérées, et le ridicule diminuait la contagion. Aujourd’hui, ce n’est plus cela : au lieu d’être un tableau un peu chargé, la comédie a la prétention d’être la peinture fidèle, minutieusement exacte de ce qui se passe dans le monde. Les conséquences dès-lors sont bien plus étroitement liées aux principes, et la portée d’une pièce de théâtre bien autrement vaste. Or, ici, que nous montrez-vous ? Pour qui est la sympathie du spectateur ? Pour Mme de Saint-Géran. M. Scribe, avec son air doucereux, son marivaudage, sa petite comédie en un acte ou en cinq, n’importe, avait l’air d’un poète comique tout innocent, d’un vaudevilliste sans conséquence. Eh bien ! voyez à quel point d’audace il en est venu sans que vous y prissiez garde. Il vous présente, il vous fait accepter ce que jamais Molière n’eût osé essayer, lui qui a fait Tartufe, une femme adultère qui joue le beau rôle, qui dit : Le droit est de mon côté, et à qui vous donnez raison. Cette femme vient insolemment disputer son amant à la jeune fille dont il ferait le bonheur ; elle se cramponne à lui, elle l’injurie, le traite comme le dernier des