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est taillée sur le patron du maître italien, patron qui du reste n’était autre lui-même que la voix de Barroilhet. Seulement ici le style a plus d’ampleur, l’effusion chevaleresque de Lusignan se prêtant mieux peut-être que l’ironie du roi castillan au développement de la période musicale. Barroilhet dit ce cantabile avec un talent admirable, avec inspiration ; on n’a pas plus de grace, de mouvement, d’irrésistible séduction dans la voix. C’est, du reste, entre lui et Duprez, une véritable passe d’armes héroïque, un tournoi digne du temps de la Wartbourg. Barroilhet met dans la phrase son goût italien, sa verve, son impétuosité chaleureuse, un peu rude parfois, mais toujours pénétrante et sympathique ; puis vient Duprez avec son grand style plus froid, mais plus correct, avec son admirable déclamation vocale, dont il semble avoir recouvré ces jours-ci la plénitude et la puissance. C’est la première fois que les deux virtuoses de l’Opéra se rencontrent dans une musique écrite pour eux. Déjà, dans la Juive, M. Halévy avait eu l’insigne bonne fortune de composer le premier rôle que Mlle Falcon devait créer. M. Halévy, en homme habile, ne s’en remet jamais à lui seul lorsqu’il s’agit du succès de sa musique. Sitôt qu’une chance se présente, il n’a garde de la laisser échapper, de peur qu’un autre s’en empare ; et ma foi, lorsqu’il l’exploite comme il vient de le faire, on aurait tort de lui en savoir mauvais gré. Dans le duo de la Reine de Chypre, Duprez et Barroilhet se comportent en maîtres, en chevaliers, et l’art merveilleux qu’ils déploient l’un et l’autre suffirait pour émouvoir l’enthousiasme de la salle entière, lors même que la musique serait dénuée des nobles qualités qu’on doit y reconnaître. Louons encore la manière tout heureuse et poétique dont le motif de cette phrase se reproduit au cinquième acte pendant la léthargie du roi mourant. M. Halévy affectionne ces effets de réminiscence, qu’il traite avec un art exquis.

Le quatrième acte est donné tout entier à la pompe du spectacle. Ici commencent à n’en plus finir les éternelles processions de M. Halévy. On entre dans la cathédrale, on en sort, on va, on vient, on exorcise la mer avec de l’eau bénite ; encore les dalmatiques, les mitres, les encensoirs, les croix, les goupillons ! rien n’y manque ; c’est en tout point le même déploiement de luxe pontifical, le même attirail de sacristie que dans la Juive ou Guido ; ce pourrait aussi bien être la même musique. En effet, nous ne voyons pas pourquoi M. Halévy n’en prendrait pas à son aise en pareille occasion. D’ailleurs, qui découvrirait la fraude ? Comment s’y reconnaître au milieu de ces beffrois qui hurlent, de ces canons qui grondent, de ces mille clochetons qui carillonnent sans relâche ? Entre toutes les merveilles dont abonde le quatrième acte de la Reine de Chypre, il est, hâtons-nous de le dire, une conquête admirable dont l’instrumentation moderne vient de s’enrichir. Nous voulons parler de ces gigantesques trompettes qui figuraient l’an passé aux funérailles de l’empereur, et dont les stridentes fanfares vous déchirent l’oreille tout le temps avec une persévérance impitoyable. Pour le coup, M. Berlioz va se pendre. Quelle douleur pour le musicien fantastique de s’être vu dépassé de la sorte ! Il y a là de quoi faire avorter dans son germe la grande partition qu’il mé-