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stratégie, qu’on lui pardonne presque par momens de ne pas trouver. Tout au rebours des hommes de génie, qui vont de l’idée à l’instrumentation, il procède la plupart du temps de l’instrumentation à l’idée ; s’il rencontre un motif, c’est le hasard des sons qui l’amène : singulier privilége de la musique, où le matériel réagit sur l’esprit. À force de remuer des notes, comme un joueur des numéros, il finit par trouver le quine, témoin le trio de la Juive, la romance de Guido, et, dans la Reine de Chypre, cette délicieuse chanson des gondoliers, au second acte. Avec de pareilles conditions, il n’est pas de raison pour qu’on s’arrête jamais. Là où le travail et l’application remplacent le génie et les facultés innées, la fortune du moment perd ses droits. La veine mélodieuse s’épuise et se tarit ; la persévérance, elle, va son train, et creuse à loisir son sillon, profitant de l’expérience et des choses acquises. De là les progrès sensibles qu’on remarque toujours chez les hommes de pratique et d’école ; il n’y a que le génie qui s’aventure, au risque de se casser le cou dans quelque élan sublime. Le talent, que nul instinct irrésistible ne sollicite, calcule ses démarches et n’a garde de se compromettre au hasard. Ainsi, pour ne citer que l’exemple de M. Halévy, une fois les conditions de la ligne qu’il s’est tracée admises, comment nier qu’il y marche avec plus de distinction chaque jour ? À coup sûr le Guitarrero valait mieux que Guido et Ginevra, et, dans l’estime du Conservatoire, la Reine de Chypre sera placée plus haut que le Guitarrero. Dans un autre ordre d’idées, la Juive serait le chef-d’œuvre de M. Halévy ; mais la Juive, avec des qualités mélodieuses plus significatives sans doute, plus accusées, avait cependant moins l’empreinte du caractère du musicien, de son originalité. On sent trop, dans la Juive, le parti pris de s’en tenir à l’imitation de Meyerbeer, de suivre pas à pas le système inventé dans Robert-le-Diable. Ici, au contraire, le maître se révèle davantage, le maître ayant conscience de lui-même, de ce qu’il peut ou plutôt de ce qu’il ne peut pas, et cherchant dans la manière, sinon dans le style, une individualité que l’imagination lui refuse.

Le premier acte de la Reine de Chypre s’ouvre par une courte introduction qui tient lieu d’ouverture ; puis vient une assez médiocre cavatine, fort bien dite par Duprez. Le duo entre Mocenigo et le vieil Andrea, dans lequel le membre du conseil des dix demande au patricien la main de sa nièce au nom de la république, est un morceau du genre de celui du quatrième acte de la Juive, entre Éléazar et le cardinal, mais plus développé, plus traînant, plus compliqué, moins en scène, et d’une pauvreté d’invention telle qu’on finit par ne plus savoir si c’est du récitatif que les personnages déclament ou du chant ; vice du reste fort ordinaire dans la musique de M. Halévy, dans la musique de la Reine de Chypre surtout, où les mêmes formes se reproduisent à chaque instant. Nous voulons parler d’un cantabile en manière de romance, qui se montre à tout propos, et que le maître encadre sans trop de façon dans une série de ces mesures banales plus ou moins habilement déguisées, de ces lieux-communs ingénieux qu’un musicien aussi roué aux artifices du Conservatoire que M. Halévy tient toujours à sa disposition. Le finale a du mouve-