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SOUVENIRS DES AÇORES.

inonde la famille du pauvre. Le soldat, avec un tour d’esprit vraiment portugais, nomme sa cigarette de papier le messager de Cupidon. Ce triste messager, à demi brûlé, est d’ordinaire placé sur l’oreille d’une façon peu galante, qui rappelle la plume noircie dont est ornée la tête des gens de bureau. La cigarette n’en est pas moins, pour parler le langage méridional, une épée et un bouclier. Sous prétexte de demander du feu, le soldat s’insinue dans les maisons, et quand il est surpris par quelque homme de la famille, ce facile stratagème sert encore à couvrir sa retraite. Les mères et les filles recherchent avidement les maigres largesses du dernier caporal et du plus pauvre matelot, et les pères, les maris et les frères sont toujours sur leurs gardes et prompts à se venger. De là cette lutte sourde et constante qui anime le paysan contre l’autorité ; de là cet esprit hargneux qui le caractérise ; il devient belliqueux par haine de la force militaire. Le sentiment de la vengeance doit être bien profondément enraciné en lui pour que, dans une île dont le diamètre n’a que huit lieues, une guérilla de trois cents hommes ait pu, pendant deux ans, échapper aux forces qui ont depuis conquis le Portugal. Le chef de la bande venait hardiment vendre son gibier au marché d’Angra ; tous les paysans le connaissaient, et il était aussi en sûreté que sur les montagnes. Les solitudes sont si profondes, que dans les vallées écartées des taureaux revenus à l’état sauvage errent librement, se propagent, et forment une guérilla qui elle aussi se maintient contre la civilisation. Il serait puéril de soupçonner d’aucun principe politique le paysan révolté de Terceire ; il a pour mobile la haine instinctive de qui le foule, l’amour du brigandage, et l’attrait de la vie errante. Cette vie ne ressemble en rien à celle du sauvage de l’Amérique du Nord, qui, pressé par la faim, sans cesse courbé sous le poids de la fatigue, et brisé par l’intempérie des saisons, traîne dans de larges espaces son existence monotone et misérable. Le guerillero, au contraire, est le fils pervers de la civilisation. C’est dans ses vices qu’il puise les élémens de la force qu’il tourne ensuite contre elle ; elle est sa pourvoyeuse, il l’exploite tour à tour et simultanément par le vol, la contrebande et la politique. Vivant en plein air sous un ciel pur, le joyeux guerillero sent à peine le besoin ; il peut toujours échanger les privations qu’il redoute contre le danger qu’il aime.

L’île de Terceire, si dépourvue de ce qui fait d’ordinaire l’intérêt et le charme de la vie, séparée de tout, même de la mer, par les rochers qui l’entourent, est poétique à force de tristesse, et plus encore par ses souvenirs glorieux ; elle ne possède que deux villes, et quelles misérables villes ! Mais toutes deux ont un nom dans l’his-