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SOUVENIRS DES AÇORES.

peut apprécier toute la grace du paysage, et reconnaître la richesse de cette végétation exubérante. Ailleurs, les murs élevés qui protègent les orangers et les bananiers contre le vent de mer interceptent la vue, et donnent un aspect sombre à cette terre si fertile. Il faut planer sur un grand espace, ou bien pénétrer dans l’intérieur des Quintas au milieu des bouquets d’orangers. L’oranger est la providence de l’île, sa richesse et sa parure. J’ai vu des bois d’orangers sous lesquels on pouvait se promener à cheval, et l’on m’a dit qu’un de ces arbres avait produit dans la saison vingt-deux mille oranges. Chaque année, trois cents navires chargés de fruits partent pour l’Angleterre.

La population de Punta del Gada, bien que cette ville soit la seule place de commerce de l’île, est uniquement nobiliaire et agricole ; à peine si l’on aperçoit dans les rues quelques boutiques de mince apparence ; le commerce extérieur se fait par des Anglais qui, la plupart, sont fort riches, et le consul-général de sa majesté britannique, grace aux oranges, se considère comme le seigneur châtelain de Saint-Michel. Ce personnage ne sort jamais qu’en uniforme, boutonné jusqu’au menton malgré la chaleur ; il est poudré à blanc, et porte sur la tête un chapeau à cornes orné d’une grande plume noire. Pour témoigner de son empire, il se pose solennellement sur le petit belvédère de sa maison, et semble, avec sa longue lunette, vouloir gouverner la mer. Dans toutes les possessions portugaises, les agens anglais prennent des airs de grandeur insupportables, et affectent une importance qui, pour être réelle, n’en est pas moins fort ridicule ; ils ont sans cesse à la bouche le mot de sa majesté britannique, et le moindre sujet anglais se croit une émanation de la divinité lointaine. Tous ces Anglais, même ceux qui sont nés sur cette terre douce et hospitalière, vivent en étrangers au milieu de ceux qui les entourent ; ces marchands grossiers n’ont pas de patrie réelle, et se renferment dans leur égoïsme, leur dédain et leur cupidité. Laissons là les Anglais, que l’on rencontre partout, et parlons des véritables habitans de l’île.

La noblesse réside dans la capitale, où l’on trouve une société qui n’est pas sans intérêt. Par exemple, pour en jouir, il faut savoir la prendre comme elle est, accepter les prétentions et passer largement sur le chapitre des ridicules. Toutes les vanités de province sont portées, dans les îles, à un degré ailleurs inconnu. Le hobereau qui règne sans contestation sur le monde étroit qui l’entoure, s’exalte dans son importance, et s’il s’incline devant le capitaine-général ou le grand seigneur de Lisbonne, c’est toujours avec un arrière-soupçon