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REVUE DES DEUX MONDES.

Mécène dans son testament, il se souvint d’Horace autant que de Mécène, car celui-ci fut enseveli à côté de celui-là.

Ainsi l’empereur Auguste, privé de Mécène, d’Agrippa, de Virgile, d’Horace, de ses amis, de ses conseils, de ses poètes ; privé de Drusus, juste ciel ! resta seul pour clore d’une main ferme et bienveillante ce siècle de la poésie, de l’ordre et de l’obéissance, qu’il avait ouvert par tant de cruautés et avec tant de terreurs personnelles.

Encore une fois, à propos de ces rares esprits qui échappent à l’analyse, comme fait le parfum d’un bouquet de belles fleurs au printemps, méfiez-vous des interprètes, des commentateurs, des biographes, des traducteurs en prose et même des traducteurs en vers. Les gros volumes, écrits à propos d’un chef-d’œuvre de trois cents pages, ne sont bons qu’à jeter toutes sortes de tristesses sur ces douces lectures des gens heureux, c’est-à-dire des gens sages. Tel qui lirait avec délices son poète favori, sans commentaires, le rejette avec dédain lorsqu’il le voit enveloppé de cent mille annotations. On raconte que le philosophe Condorcet, qui fuyait l’échafaud, s’arrêta un jour dans un cabaret de village. Le malheureux proscrit était vêtu comme un mendiant ; il demanda du pain et du vin, et, en attendant ce maigre repas, il se mit à lire, avec l’attention d’un condamné qui oublie ses tortures, un mince volume, si mince qu’il tiendrait dans trente-quatre pages du livre de M. Walckenaër. À l’aspect de ce beau petit livre qui tirait de ce mendiant affamé un si poétique sourire, voilà nos Brutus de cabaret qui s’inquiètent ; ils ont deviné qu’il y a un poète dans ces pages, qu’un philosophe est caché sous ces haillons. Aussitôt on saisit Condorcet, on le jette dans la prison du lieu, et, comme on lui avait arraché son Horace (pièce de conviction !), il s’empoisonne en oubliant le justum et tenacem ! Soyez-en sûrs, l’Horace que lisait Condorcet était un petit volume sans commentaires. S’il n’avait eu sous la main qu’un Horace variorum, ou seulement les notes de Jean Bond, le proscrit aurait remis sa lecture à un instant plus propice. À quoi tient la vie des hommes ! Condorcet a été perdu par le petit Elzévir de 1676. Il eût été sauvé, à coup sûr, par l’Horace en deux tomes in-8o, et surtout par la traduction de M. Walckenaër.


Jules Janin.