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liberté : tout au rebours, la poésie peut très bien vivre sous la domination d’un seul. La poésie s’enveloppe dans ses métaphores, elle vit de toute sorte de précautions et de périphrases, elle parle beaucoup plus au cœur, aux sens et à l’esprit qu’à la raison et au sens commun : ce qu’on n’ose pas dire, on le chante. Ainsi les sociétés commencent par des poètes, ainsi elles finissent par des poètes.

À cette époque surtout où il fallait fonder la monarchie universelle, monarchie d’une heure pour remplacer une république de tant de siècles, l’empereur Auguste avait grand besoin de la poésie et des poètes. Il avait dompté les ambitions et les courages, il lui fallait maintenant dompter les esprits et les cœurs. Il appela à son aide l’élément poétique, cette force toute nouvelle. Par son poète Virgile, il enseignait aux soldats le grand art de cultiver la terre ; il leur faisait aimer la campagne tout autant qu’ils avaient aimé la bataille. Par son poète Horace, l’empereur Auguste devait apprendre aux maîtres turbulens de la société romaine l’art de vivre comme d’honnêtes gens ; il devait leur enseigner la douce morale, la sage philosophie, l’indulgence et la bienveillance les uns pour les autres, le grand art d’être heureux, le grand art d’obéir surtout ; car maintenant savez-vous à quoi tient tout cet empire ? à quoi tient cette paix universelle ? à quoi tient l’avenir du monde ? Tout cela tient à l’obéissance à un seul homme, toute cette grandeur dépend de l’autorité d’un seul. Qu’il vienne à mourir sous le poignard d’un assassin, soudain tout se confond. Le désordre s’empare de nouveau de la société romaine, toutes ces nations en viennent aux mains, l’univers se révolte encore une fois ; après quoi arrête et dompte qui pourra la révolte unanime de l’univers. Aussi le fit-on bien voir à l’empereur Auguste lorsqu’après cette maladie qui pensa l’enlever à l’empire, il revenait de Caprée à Rome. Les matelots le saluaient du haut de leurs navires, les peuples à genoux l’adoraient du rivage : on l’appelait le dieu, on l’appelait le sauveur. Dieu sauveur en effet… à ce point que, dans sa reconnaissance, ce peuple malheureux ne songeait guère que l’homme sanglant qui devait s’appeler Tibère avait déjà vu le jour.

Le temps nous manque pour vous raconter dignement les singularités, l’esprit, la grace et la formidable toute-puissance de la cour d’Auguste. Il ne fallait rien moins que l’habileté et la grandeur d’une pareille tyrannie, pour que cette tyrannie fût agréable au même peuple oublieux qui avait accueilli avec des cris de joie l’assassinat de Jules César. Mais l’empereur Auguste avait conservé tous les dehors du citoyen, mais il avait agrandi les limites de l’empire, mais il avait