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Ainsi fut achevée en quelques mois la conquête d’un vaste royaume par quelques milliers d’hommes. La témérité avec laquelle l’Angleterre avait étendu ses opérations si loin de sa base, ne pouvait être justifiée que par la nécessité ; elle parut l’être aussi par le succès. L’effet moral produit par la rapidité de la conquête fut immense. La race qui venait d’être vaincue et qui paraissait soumise, était d’une tout autre trempe que celles que les Anglais avaient eues à dompter jusqu’alors. La défense de Ghizni avait donné la mesure de son courage, et il avait été reconnu que les trois quarts des blessures avaient été faites à l’arme blanche. Toutes les populations de l’Asie centrale regardaient les Afghans comme les premiers de leur race, et leur chute les frappait toutes du même coup.

Nous avons vu la grandeur, nous allons voir la décadence.

Près de trois ans se sont écoulés depuis qu’une armée anglaise a replacé sur le trône de ses pères ce souverain imbécile. On l’appelait alors schah Soudja le désiré ; on disait que ses peuples opprimés ne soupiraient qu’après sa venue, et qu’une fois installé dans sa capitale, ses puissans auxiliaires pourraient l’abandonner sans crainte à l’amour de ses sujets. Ces illusions sont aujourd’hui détruites. Depuis trois ans, ce trône factice ne s’appuie que sur les baïonnettes anglaises ; le schah est toujours aussi méprisé de ses sujets ; la domination étrangère est toujours aussi abhorrée des indigènes. Le vieux Soudja a recommencé le cours de ses débauches et de ses tyrannies, et a fait le dégoût de ceux même qui lui avaient rendu cette puissance dont il abuse. L’Angleterre y a épuisé ses troupes et ses trésors, et l’on peut dire de la domination des Anglais dans l’Afghanistan ce qu’un grand orateur disait de notre établissement en Afrique, que « les fruits n’apparaissent pas même en fleurs sur cet arbre arrosé de leur sang. »

Nous n’avons pas à raconter les vicissitudes de ce règne éphémère, et nous arriverons immédiatement aux évènemens plus graves qui viennent de s’accomplir. Les tribus indomptées de l’Afghanistan n’attendaient qu’un signal pour se soulever et commencer une guerre de religion, la plus sanglante de toutes ; elles surveillaient attentivement les troupes anglaises, imprudemment disséminées dans de nombreuses garnisons, à Caboul, à Candahar, à Ghizni, à Peschawer, à Jellalabad ; elles savaient que ces détachemens isolés pouvaient être facilement coupés, et qu’ils ne pouvaient recevoir de renforts de l’Inde avant le mois d’avril, à cause des neiges qui encombraient les passes des montagnes. Ce fut dans cette position critique que les Anglais commirent deux fautes qui ont été depuis chèrement payées. La première fut un acte de cruauté, et de cruauté inutile. Ce fut une de ces razzias dont la philantropie anglaise fait un crime aux Français dans l’Afrique, mais que la politique anglaise se permet sans scrupule en Asie. Un lieutenant Lynch, un des agens politiques dans le Caboul, faisant une promenade militaire dans le pays, passa devant un fort occupé par un des partisans du shah Soudja, l’allié de l’Angleterre, et le somma d’ouvrir ses portes. Le chef répondit qu’il irait lui-même le lendemain présenter sa soumission ; sur quoi le lieutenant