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CONQUÊTES ET DÉSASTRES DES ANGLAIS
DANS L’ASIE CENTRALE.

L’Angleterre a trouvé son Moscou au cœur de l’Asie. C’est un des plus affreux désastres dont fasse mention l’histoire de sa domination dans les Indes. Son meilleur sang y a coulé ; ses plus glorieux enfans sont ensevelis dans les neiges du Caboul. Alexandre Burnes, le héros de l’Indus, est mort à trente-cinq ans, misérablement assassiné par un barbare ; le représentant anglais a été traîtreusement massacré au moment où il était sous la foi du droit des gens ; et toute une armée anglaise, cinq mille hommes, après avoir résisté pendant deux mois à quarante mille révoltés, sans vivres, sans feu, sans munitions, abandonnés au milieu des montagnes et des neiges, et ne pouvant attendre des secours qu’au printemps, ont été exterminés presque jusqu’au dernier en faisant une trouée désespérée au milieu de l’ennemi. L’Angleterre a perdu en un moment le fruit de trois années d’efforts, le prix de plusieurs centaines de millions ; le prestige de sa puissance a reçu un coup terrible qui retentira dans toute l’Asie, et, ce qu’il y a de plus désastreux pour elle, c’est qu’il faudra qu’elle recommence, au prix de nouveaux trésors et de nouvelles armées, l’œuvre ingrate et stérile de ses conquêtes au-delà de l’Indus. Les Anglais à Caboul, comme les Français à Moscou, s’étaient engagés au milieu de populations qui se refermaient silencieusement sur eux en attendant l’heure de les étouffer ; à Caboul comme à Moscou, la révolte a été soudaine, unanime, implacable, l’élan irrésistible de toute une nation se soulevant contre l’invasion étrangère ; et enfin, en dernier trait de similitude, c’est que l’ennemi que les Anglais étaient allés chercher au cœur de l’Asie centrale était le même que les Français allaient attaquer aux extrémités de l’Europe, c’était la Russie.

Il y a peu de jours encore, les représentans de la Russie et les ministres de l’Angleterre fraternisaient à Londres dans un banquet, et, pendant ce temps, les deux peuples continuaient, dans les vastes espaces de l’Asie centrale, cette lutte sourde, incessante, infatigable, qu’ils y ont engagée depuis des siècles et qui finira un jour par les y mettre face à face. C’est l’Afghanistan qui est le principal théâtre de cet antagonisme ; c’est la grande route de l’Inde, le chemin qu’ont pris tous les conquérans ; et ç’a toujours été pour la puissance anglaise une question de vie et de mort d’empêcher qu’aucune autre influence que la sienne prédominât dans cette partie de l’Asie centrale. Elle n’y a jamais cherché des conquêtes de territoire, elle n’est déjà que trop embarrassée de l’étendue de ses possessions indiennes ; quand, en 1838, elle se détermina à envoyer une expédition au-delà de l’Indus pour rétablir le schah Soudja sur le trône des Afghans, elle ne le fit qu’après que les intrigues de la Russie, en poussant la Perse sur l’Afghanistan, lui eurent enlevé