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son mécontentement dès que l’occasion s’en présente. Le concert européen, nous n’avons fait, pour ainsi dire, que le traverser.

Cette situation est devenue plus apparente encore par le dialogue que le cabinet français a soutenu publiquement, à la tribune, avec le ministère anglais. Et ici loin de blâmer, nous approuvons fort M. le ministre des affaires étrangères. Sa réponse ferme et même quelque peu sèche aux distinctions par trop subtiles de lord Aberdeen était nécessaire. En gardant le silence, le ministère aurait donné prise à de fâcheuses suppositions ; il se serait trop séparé de la chambre, des opinions et des sentimens du pays à l’endroit de nos relations extérieures.

De terribles récits viennent dans ce moment frapper les esprits en Angleterre, et fixer toute leur attention sur l’Asie. Si les nouvelles sont positives, la retraite de la garnison de Caboul rappelle, au nombre des victimes près, les désastres de la retraite de Moscou. Loin de nous la pensée de nous réjouir de ces massacres. Le bruit du canon de Beyrouth ne nous a pas rendus sourds à la voix de l’humanité. Ces officiers lâchement assassinés au milieu d’une conférence, ces soldats sans cartouches, sans pain, enfoncés dans la neige, qu’on a égorgés sans pitié, ces femmes tombées au pouvoir d’hommes féroces, sont d’horribles évènemens, des évènemens dont le récit vient en quelque sorte nous surprendre et nous effrayer au milieu de nos occupations toutes pacifiques. La guerre d’Alger n’a rien offert de si cruel et de si révoltant. Abd-el-Kader ne tire pas à brûle-pourpoint des coups de pistolet sur les officiers qui pénètrent sous sa tente. L’Angleterre a commencé une terrible lutte en voulant pousser sa domination au-delà de l’Indus. On croyait que ces entreprises gigantesques, et qui paraissent appartenir à la poésie plus encore qu’à la politique, qui rappellent plutôt les élans d’un génie extraordinaire que les combinaisons d’un esprit calculateur, on croyait, dis-je, que ces immenses pensées ne pouvaient naître que dans le cerveau d’un grand homme, par le travail d’un de ces géans que la Providence nous envoie lorsqu’il lui plaît de renouveler la face du monde. Apparaissent alors Alexandre, César, Napoléon, et ils disparaissent aussitôt que leur mission providentielle est accomplie. Que feraient-ils ici-bas ? Le monde tel qu’il est dans les temps ordinaires, le monde régulier et pacifique, ne les comprend pas, et il ne leur est pas donné de le comprendre. L’Angleterre n’est point sous la main d’un de ces hommes puissans, irrésistibles, qui enivrent les peuples et les entraînent avec eux dans une carrière sans limites. Mais l’Angleterre s’est faite homme ; l’intérêt lui tient lieu de génie ; l’ambition de ses marchands est aussi illimitée, aussi audacieuse que celle des plus téméraires conquérans. Après avoir acquis de vastes, d’immenses possessions en Europe, en Afrique, en Amérique, dans l’Australasie, c’est l’Asie tout entière qu’elle convoite aujourd’hui. Elle veut en faire, directement ou indirectement, une dépendance de l’empire britannique. L’entreprise est pleine de périls. Sans doute les ressources de l’Angleterre sont immenses ; elle peut, avant de s’épuiser, faire les plus redoutables efforts. Et si elle ne rencontre jamais