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REVUE DES DEUX MONDES.

Telles sont du moins les surfaces et les apparences. Comme à l’ordinaire, elles sont trompeuses. Si l’observateur va plus loin que l’enveloppe, s’il se donne la peine de consulter les voyageurs sans croire à eux, les statisticiens sans les diviniser, et les philosophes sans fermer les yeux, il reconnaîtra que la prétendue immobilité de l’Hindoustan actuel sous la domination anglaise est un voile et un mensonge. Rien n’est immobile. Non-seulement les mœurs des indigènes changent, mais celles des conquérans changent aussi. À cette double altération parallèle se rapportent les résultats nécessaires qui amèneront un jour et qui annoncent déjà la création future et inévitable d’un nouvel empire, curieux à deviner, empire enveloppé des obscurités de l’avenir, quelque chose d’inconnu et de mystérieux qui ne sera ni l’Angleterre ni l’Inde.

C’est la création qui doit nécessairement couronner cet accident étrange de l’histoire moderne, la récente collision du teutonisme venant heurter l’hindoustanisme. Les Anglais, c’est-à-dire la Germanie saxonne, imprégnée de hardiesse normande, s’abreuve aujourd’hui d’un nouveau lait dans le berceau même et dans les langes de l’ancienne Asie panthéiste. Les premiers phénomènes nés de ce mélange singulier éclosent à peine ; et il faut rendre justice aux Anglais, s’ils exploitent la situation, ils ne l’analysent guère. Déjà cependant les races se croisent ; les femmes hindoues donnent des enfans métis aux Saxons transplantés ; les victimes de Jaggernaut sont moins fréquentes ; les vieilles idoles, qui dégouttaient jadis de sang humain et de beurre fondu, se promènent encore avec pompe, mais sans écraser les hommes ; les brahmanes commencent à désespérer de leur foi antique, ils rédigent et impriment des journaux ; les begums[1] épousent des aventuriers européens. Nos généraux, ennuyés de la fièvre lente qui dévore l’Europe affaissée sans repos, mécontente sans sujet, paisible sans dignité, se laissent marier aux filles des rajahs ; on voit de jeunes acteurs hindous bégayer et parodier les tragédies de Shakspeare, en face des Anglais qui sourient. Bizarres symptômes d’un mouvement qui n’est pas achevé, mais qui se fait. Cette révolution nécessaire, métempsychose toujours inobservée des choses humaines, se présente ici sous des aspects grotesquement grandioses. La vie saxonne a grand’ peine à se greffer sur cette magnifique mort de l’Hindoustan séculaire ; comme toujours cependant, la vie renaît par la mort, et la mort par la vie. Forcés à subir et à propager l’éter-

  1. Princesses.