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PROGRÈS DE LA RUSSIE DANS L’ASIE CENTRLE.

séduisit M. le comte Cankrine, et le négociant grec ne tarda pas à obtenir le privilége de faire transporter pendant vingt ans, et aux frais du trésor, ces cargaisons d’opium jusqu’à la douane de Kiakhta. Malheureusement nous ignorons le dénouement de cette conspiration commerciale, qui, jusqu’ici, n’avait pas été ébruitée, quoiqu’elle fût bien digne d’être connue.

Tous ces détails démontrent clairement que la Russie est demeurée fidèle au double rôle que lui assigne son heureuse position. Ambitieuse, et cependant pleine de prudence, elle demande d’abord par sa diplomatie et par son commerce ce qu’elle ne croit pas pouvoir encore exiger par les armes ; mais, au rebours de l’adage si vis pacem, para bellum, elle ne profite de la paix que pour songer à la guerre. Aussi, dans l’attente de la lutte, elle a eu le soin de se ménager l’assistance d’une armée innombrable, brave, ardente, avide de combats et de pillage ; cette armée, toute semblable à celle de Gengis et de Timour, c’est le peuple des Kirghiz-Kazaks. Quelle est l’origine de cette nation à demi sauvage dont le nom lui-même nous est peu familier ? Quelles sont ses mœurs ? Quelles sont les phases les plus importantes de son histoire ? Jusqu’à présent l’ethnographie et l’histoire n’avaient fourni à toutes ces questions que des réponses vagues et fort peu satisfaisantes. Pour combler une lacune dont souffrait la science, il fallait le travail d’un homme habile qui eût visité avec fruit le pays à décrire et compulsé les matériaux assemblés par ses devanciers et conservés dans les archives de l’état. M. de Levchine, conseiller d’état impérial, a complètement rempli ces deux conditions difficiles ; aussi la description qu’il a donnée des hordes et des steppes des Kirghiz-Kazaks mérite, à divers titres, une sérieuse attention. M. de Levchine a passé deux années dans les steppes au-delà de l’Oural. Envoyé du gouvernement russe, il a profité de tous les avantages de sa position pour entrer en rapport avec les hommes les plus capables de l’instruire de l’état du pays. Il a pénétré dans l’intérieur des différentes hordes, observé leurs mœurs, recueilli leurs traditions ; enfin, pour compléter ses remarques, il a pu examiner librement les précieuses archives de la commission-frontière d’Orenbourg. La Description des hordes et des steppes des Kirghiz-Kazaks, traduite par MM. Ferry de Pigny et Charrière, est l’œuvre d’un homme grave, exact, beaucoup plus désireux d’instruire ses lecteurs que soucieux de leur plaire. Ce n’est point, du reste, un reproche que j’adresse à M. de Levchine, c’est bien plutôt le caractère principal de son livre que je tiens à préciser. Celui